Pionnier de l’art immersif au Québec, le studio Moment Factory ne cesse d’innover. En portant la création au cœur du développement de chaque expérience, le studio montréalais s’élève à l’international, collabore avec les stars de la pop (Madonna, Billie Eilish) et transforme la technologie en un tour de magie. Rencontre.
Ces trente dernières années, il est aisé de démontrer à quel point le Québec joue un rôle de premier plan dans l’évolution de la création numérique. Cette effervescence créative fait même l’objet d’un long reportage publié dans le premier numéro Fisheye Immersive La Revue, prolongé ici le temps d’une rencontre avec Moment Factory, un immense studio multimédia spécialisé dans l’élaboration d’environnements immersifs, dont le siège social se situe au cœur de Montréal.
C’est toutefois au sein de leurs bureaux parisiens, dans le 11e arrondissement, que le rendez-vous a été donné avec Marie-Pier Veilleux, la directrice des relations publiques et des affaires internationales du studio afin d’échanger sur le parcours et les foisonnantes créations numériques de Moment Factory.
Moment Factory a été créé en 2001, à Montréal, par trois associés, dont deux qui sont toujours à la tête de l’entreprise, Sakchin Bessette et Dominic Audet. Au commencement, quelles étaient les motivations premières ?
Marie-Pier Veilleux : Il y a 23 ans, le monde était encore un peu plus analogue, le numérique était moins numérique qu’il ne l’est aujourd’hui. À l’origine, Moment Factory a vu le jour dans le milieu de l’événementiel et de la scène. On organisait par exemple des rave parties. Moment Factory s’occupait du DJing et projetait des images sur les murs, celles-ci étant systématiquement associées à la musique. Puis, très rapidement, on a été invité par le Cirque du Soleil pour organiser leurs soirées, et par la suite créer des éléments de leurs représentations. C’est dans ce domaine du spectacle que Moment Factory est né.
Les années ont défilé et votre travail a rapidement pris une ampleur internationale (aujourd’hui, Moment Factory a des bureaux à Paris, Tokyo, Singapour, New York et, bien sûr, Montréal). Quels ont été les éléments déclencheurs de cette ascension ?
MPV : 2012 a été un tournant dans le parcours du studio. On a vraiment été propulsé sur la scène internationale en créant le spectacle de la mi-temps du Superbowl avec Madonna – un évènement qui a été suivi par cent millions de personnes… Pour cette époque, l’utilisation du multimédia était très impressionnante, même devant une télévision. La même année, on a également mis en place un vidéo mapping sur la façade de la Sagrada Familia à Barcelone. C’était la première fois de l’histoire du monument qu’une telle expérience était réalisée. Ces deux évènements ont fait exploser Moment Factory et lui ont permis de quasiment doubler de taille. Aujourd’hui, 450 personnes travaillent dans le studio, réparties au sein de nos différents bureaux situés à travers le monde.
« Le plus important pour nous, c’est de penser nos expériences comme un moyen de connecter les gens et de créer un sentiment d’émerveillement collectif. »
Suite à cet essor, vous avez donc eu envie d’élargir votre champ de création pour rejoindre d’autres domaines que celui du spectacle vivant ?
MPV : Oui, on a imaginé davantage d’expériences permanentes, notamment dans l’espace public – des expériences que l’on appelle des « environnements multimédias ». Depuis la genèse du studio, plus de 550 projets, tous uniques, ont été conçus. C’est-à-dire que chaque canevas, chaque lieu dans, ou sur, lequel on travaille est différent. Cela rend notre activité extrêmement diversifiée et inspirante. Par exemple, travailler dans une église, une forêt, un aéroport, une gare ou encore sur un concert de Billie Eilish sont des mondes très variés, et cela nous stimule beaucoup. Le plus important pour nous, c’est de penser nos expériences comme un moyen de connecter les gens et de créer un sentiment d’émerveillement collectif. Notre slogan, « on fait ça en public », illustre cette idée de rassemblement dans le monde réel et guide finalement toujours nos créations.
Scénographie de concerts, expériences en forêt, habillage de la Sphère à Las Vegas ou encore créations numériques dans l’espace public… Vos projets réinventent le divertissement et invitent à l’émerveillement. D’après vous, lequel résumerait au mieux le processus créatif du studio ?
MPV : Il y a dix ans, on a créé notre première expérience Lumina. Il s’agit de parcours enchantés en forêt. Aujourd’hui, il en existe une vingtaine dans le monde mais, à l’époque, c’était audacieux de proposer au grand public un parcours qui utilise la technologie, la lumière et la projection dans une forêt, la nuit. Nous les avons conçus en collaboration avec les lieux qui accueillent les expériences. On s’inspire de l’endroit, de son histoire, on souhaite mettre en valeur le patrimoine. Je pense que c’est un projet qui nous distingue vraiment, même si le choix est difficile tant il y a de la diversité dans nos créations. Le public vient en famille, entre amis, pour se plonger dans un récit enchanté et redécouvrir la beauté de la nature.
Pour nous, c’est important que les expériences soient porteuses de sens, donc on travaille avec des équipes créatives qui s’occupent du storytelling. Par exemple, pour le parcours Onhwa’ Lumina au Québec, on a échangé en grande proximité avec la communauté locale issue de la nation huronne-wendat. Mais aussi avec des anthropologues, des historiens, des linguistes afin d’étudier la langue wendat, notamment. L’expérience est authentique autant pour les locaux que pour les touristes qui vont à la rencontre d’une nouvelle culture. Cette méthode de travail nous sert également sur d’autres expériences, comme pour Aura au Dôme des Invalides, où on a collaboré avec le musée de l’Armée et les conservateurs afin de s’approprier le lieu, le comprendre et le respecter.
« C’est important que les expériences soient porteuses de sens. »
Si la partie créative prend une place centrale au sein de vos expériences, on se demande tout de même quelle place occupe les nouvelles technologies…
MPV : Pour nous, ce n’est pas la technologie qui doit être prédominante pour le public. On utilise celle déjà existante dans d’autres domaines pour l’intégrer, l’adapter au nôtre. Disons plutôt que l’on aime hijacker la technologie. C’est vraiment la technologie qui est au service de la création, plutôt que le contraire. Mais on veut aussi surprendre. On est dans le domaine du divertissement, donc on s’assure de toucher le public et de générer de la magie. D’ailleurs, les équipements sont très peu, voire pas du tout visibles. Quand on participe à une expérience, on souhaite la vivre, la ressentir, on ne veut pas voir des projecteurs ni des fils. C’est comme un tour de magie.
En outre de vos bureaux aux quatre coins de la planète, vos expériences se déploient dans de nombreux pays : France, États-Unis, Canada, Japon, Chine, Corée, Islande ou encore prochainement au Brésil. Observez-vous un engouement différent pour l’art numérique et immersif à travers le monde ?
MPV : Je pense qu’il y a un engouement qui est vraiment en grande expansion partout dans le monde. Depuis quelques années, on ressent un grand intérêt au niveau des clients, des collaborateurs qui souhaitent intégrer ou proposer des expériences immersives et multimédias. Mais il y a également de plus en plus de compétition, car de nombreux studios ont vu le jour ces dernières années. Tous les pays ne sont pas rendus au même niveau par rapport à l’intégration ou à l’utilisation de l’immersif. Certains désirent utiliser le multimédia pour se positionner comme étant une localisation très innovante. D’autres sont peut-être un petit peu plus conservateurs, classiques et intègrent seulement certains éléments. Finalement, c’est surtout le public qui souhaite vivre davantage d’expériences immersives.
L’art digital rencontre un écho très important dans la région d’origine de Moment Factory, le Québec… Pensez-vous avoir une certaine mainmise sur les expériences immersives là-bas ?
MPV : Il y a beaucoup de studios à Montréal notamment. C’est une ville reconnue pour sa créativité numérique, et donc pour les industries créatives. On y retrouve une grande industrie du jeu vidéo, du cinéma et aussi des expériences immersives. Néanmoins, je n’oserais pas dire qu’on a une mainmise, mais plutôt qu’on est leader de notre industrie à Montréal, et au Canada en général. Bien que de nombreux studios aient vu le jour depuis notre création, il y a 23 ans, on reste pionnier de notre industrie, comme le Cirque du Soleil l’a été dans le milieu du cirque.
Étant donné que notre siège social se situe là-bas et que la majeure partie de nos employés s’y trouvent, Montréal et Québec nous servent aussi de laboratoires pour tester de nouvelles expériences qui, par la suite, peuvent être exportées. Par exemple, la toute première Aura a été créée en 2017 à la Basilique Notre-Dame à Montréal. Puis on s’est rendu compte que l’expérience faisait sens de manière universelle et méritait d’être partagée à travers le monde. Sept ans plus tard, elle attire encore énormément de touristes et de locaux.
En 2018, votre illumination sur le pont Jacques-Cartier a été récompensée par le prix de l’innovation interactive au festival SXSW, South by Southwest. Quels caractères innovants présente cette création ?
MPV : Infrastructure emblématique pour Montréal, le pont Jacques-Cartier est la porte d’entrée de la ville. Notre création était tout à fait innovante lors de sa conception en 2017, dans le sens où elle est connectée en permanence à des datas puisées dans les médias, réseaux sociaux, qui permettent au pont de réagir en fonction de l’humeur de la ville. Est-ce qu’il a plu ? Est-ce qu’il y a eu du trafic ? Est-ce que les gens parlaient de politique ou plutôt de sport ? Chaque journée est différente et unique pour l’illumination du pont. On utilise 365 couleurs du cercle chromatique. En hiver, le pont affiche plutôt du bleu car il fait froid, au printemps, il devient vert puis il bascule vers du jaune pour l’été et du rouge à l’automne pour nous rapprocher des couleurs de l’été indien.
Au départ, c’était surtout l’utilisation de X, anciennement Twitter, qui permettait d’évaluer l’humeur. Tous les hashtags faisant référence à Montréal génèrent une particule de lumière qui se balade sur la structure du pont et si on repartage la publication, alors la particule sera plus rapide. Il y a quelque temps, lors d’un concert de Lady Gaga à Montréal, tout le monde postait des stories avec le hashtag, le pont n’arrêtait pas de scintiller !
» On demeure convaincu que l’être humain veut et doit connecter avec les autres humains. »
Comment imaginez-vous l’évolution de l’art numérique ces prochaines années ?
MPV : Il est certain que c’est une industrie qui évolue très vite, dans le sens où elle est connectée à une technologie qui évolue elle-même très rapidement. Ce milieu intégrera l’intelligence artificielle encore davantage et il est important de l’encadrer car on est dans monde de création et donc de propriété intellectuelle. Ce sont des outils intéressants, mais selon nous, ils ne doivent pas remplacer l’esprit créatif humain. De plus en plus, l’humain souhaitera être un vrai participant, et pas seulement un spectateur dans la contemplation. Il voudra interagir, être touché, avoir une véritable expérience qui pourrait peut-être débuter avant l’expérience en elle-même et se poursuivre un peu après. L’immersion va se prolonger. On demeure convaincu que l’être humain veut et doit connecter avec les autres humains. On garde donc cette idée de créer des expériences pour faire sortir les gens de leur maison, les éloigner de leurs écrans et les rassembler.