Le spectacle No reality now est le rejeton étonnant du mariage de deux artistes, mais surtout de deux mondes qui ne dialoguent d’ordinaire jamais : le spectacle vivant et les arts immersifs. Présenté au Grenier à Sel, dans le cadre du Festival d’Avignon, le making-of de la création de Vincent Dupont et Charles Ayats dévoile une forme artistique peu commune. Reportage auprès des auteurs et producteurs.
« Vous allez assister à une expérience d’un spectacle qui se passe à la fois sur scène et dans le casque de réalité virtuelle. Pendant la représentation, vous pouvez choisir de l’ôter ou de le mettre à tout moment ». C’est en ces termes que démarre No reality now, une drôle d’expérience immersive et hybride, un spectacle vécu dans deux univers différents grâce à des lunettes d’opéra qui font office de casque de réalité virtuelle.
« Le rêve artistique est de proposer une espèce de double numérique d’un spectacle qui serait à la fois un spectacle [traditionnel, ndlr] et aussi vécu dans un univers totalement différent », raconte dans un documentaire consacré au projet, Marie Point, directrice de production chez Dark Euphoria. « Cette particularité, c’est ce qui explique qu’on soit dans de la réalité virtuelle. On plonge dans un monde parallèle », poursuit l’auteur, réalisateur et designer d’expérience interactive et immersive, Charles Ayats.
Le spectateur, maître à bord
Ce monde No reality now est une adaptation d’une pièce chorégraphique (Souffles), créée en 2010 par l’artiste multidisciplinaire Vincent Dupont. Sur scène et à travers les lunettes, nous assistons à un échange entre trois personnages – la Mort, la Défunte et la Chamane -, consistant en un rituel funéraire particulièrement étrange et sensoriel. « Troublant la vision, matérialisant l’invisible d’un son ou d’une respiration et offrant des sensations inédites, le numérique étend le champ de perception de ce grand mystère dont il est question : celui de la mort et du passage dans l’au-delà », peut-on lire dans le dossier artistique du projet. Tout un programme.
C’est lors d’une résidence au Lieu Unique à Nantes que Vincent Dupont rencontre Charles Ayats, designer. « On a essayé de voir avec Charles comment on pouvait maintenir ces deux visions (du spectacle vivant et de l’immersif, ndlr) sans que l’une écrase l’autre ». Charles Ayats abonde dans le même sens : « Il y avait cette envie, et déjà un peu ce questionnement, de comment faire de l’immersif avec une jauge importante afin de créer une sorte d’œuvre à l’ambition collective, mais qui ne se contente pas d’être simplement de la vidéoprojection. On avait vraiment envie de pousser l’idée d’immersion dans ses retranchements ».
Pour ce faire, les deux hommes ont donc décidé de miser sur un casque de réalité virtuelle, utilisé comme des jumelles de théâtre « pour que le choix de la vision ne soit pas imposé ». L’autre raison ayant incité le duo à effectuer un tel choix étant de rendre l’expérience la plus immersive possible. À raison ? Indéniablement : grâce à No reality now, on peut ressentir un son produit par un danseur vibrer dans le casque, décoller de son siège « comme une sorte de travelling avant vers le plateau », aller « faire des zooms à côté des danseurs », ou encore rester maître de son spectacle, quitte à littéralement circuler dedans.
L’acteur est son double
Pour parvenir à ce petit miracle technique de synchronisation entre mondes physiques et virtuels, l’équipe numérique a mappé l’ensemble du lieu en photogrammétrie – un dispositif qui s’adapte en temps réel. Au même titre que la régie traditionnelle dans le spectacle vivant gère sons et lumières, une régie numérique permet ici de « piloter, moduler et faire vivre en direct la scène virtuelle ».
Les mouvements et déplacements des interprètes sur scène ont quant à eux été capturés en amont grâce à des combinaisons de motion capture et à un moteur 3D temps réel. Les personnages ont ensuite été animés en phase de pré-production, obligeant les danseurs et acteurs – ce qui n’est pas une mince affaire – à se caler minutieusement avec leurs avatars respectifs grâce à des repères sonores diffusés dans leurs oreilles. « Au début, je n’arrivais pas à faire le doublage de moi-même, confie une des danseuses. En pratiquant, j’ai réussi à me donner les bonnes informations afin de reproduire correctement ce que j’entendais ». C’est là toute la particularité de ce spectacle augmenté : ici, l’acteur joue bel et bien double.
Mais ce qui caractérise No reality now, c’est également sa production, volontiers bicéphale à en croire Marion Gauvent, directrice de production de la compagnie J’y Pense Souvent (également de Vincent Dupont) et Mathieu Rozières, producteur de Dark Euphoria. Autrement dit, le temps du plateau n’est pas toujours celui du développement d’un projet numérique, ce qui explique en grande partie pourquoi les différentes équipes ont dû accorder leurs violons.
À l’avenir, cette démarche, ainsi que la technologie développée pour la servir, ont vocation à « être mis à disposition d’autres institutions et acteurs du spectacle vivant », annonce Marion Gauvent, visiblement enthousiaste à l’idée d’imaginer, demain, l’émergence d’une nouvelle discipline : celle d’un théâtre réellement hybride, où l’on pourra vibrer physiquement, embarqués – par la magie du plateau comme par celle des mondes virtuels – dans un voyage sensoriel et sensible.