Présentée début mars dans le cadre des Soirées Nomades de la Fondation Cartier, la proposition artistique Opera Omnia propose une nouvelle étape, plus multimédia et introspective, du travail au long cours entre le réalisateur Valentin Noujaïm et le duo de musiciens électroniques Space Afrika.
La lumière à peine éteinte, une narratrice apparaît en haut de la balustrade métallique de la salle de concert improvisée de la Fondation Cartier de Paris. En face d’elle, on aperçoit les tombants textiles de l’artiste Olga de Amaral, chutant du plafond en long fils raides comme autant de doigts inquisiteurs pointant les spectateurs. D’un ton dur et froid, elle lit (en anglais) le Chant III du poème L’Enfer de Dante, comme pour mieux nous guider dans l’expérience de mutation artistique qui nous attend. À la fin de sa déclamation, le grand écran latéral s’allume et propose le nouveau court-métrage du jeune réalisateur franco-libanais Valentin Noujaïm.
Habitué des récits filmiques croisant personnages discriminés/marginalisés (Avant D’Oublier Héliopolis, L’Étoile Bleue, Pacific Club) et exploration multi-formats (pellicule cinéma, archives, séquences numériques, effets spéciaux) dans une interaction formaliste très proche de l’hybridation de la culture numérique, l’ancien étudiant de La Fémis propose ici une ballade nocturne onirique dans les paysages industriels de Manchester, à base de 35mm, 16mm et d’images de vidéo-surveillance.
Manège à trois
Héros de ces lignes de fuites audiovisuelles leur servant de quête déambulatoire, deux jeunes hommes noirs y cherchent leur identité et leur destin, portés eux aussi par les vers de L’Enfer de Dante, ainsi que par la présence fantomatique des différents protagonistes (chanteuse lyrique, danseuse contorsionniste) qu’ils y croisent. À la fois compacte et volatile, la bande-son électro-acoustique soignée signée par le duo mancunien Space Afrika constitue un nouvel indice de ce parcours transdisciplinaire sibyllin. Une fois le film fini, en effet, les deux musiciens débarquent en chair et en os sur la petite scène frontale pour donner une consonance live et spatialisée à ce bien étrange manège tournant en trois temps.
Une proposition multimédia sur la durée
À l’évidence, Opera Omnia – en même temps titre du film de Valentin Noujaïm et nom de cette performance – s’avère être une proposition aussi ambitieuse dans sa dimension multimédia que fine dans sa matérialisation. Initiée par Space Afrika, elle constitue avant tout une proposition d’extended cinema originale, symbolisant l’envie commune du réalisateur et du duo britannique d’aller plus loin dans la collaboration entamée avec la bande-son du film Pacific Club, qui avait déjà pour cadre un espace urbain pénétrant, celui de La Défense. « C’est la première fois que je travaille sur un format comme celui-ci, avec un film, de la musique et de la lecture, convient Valentin Noujaïm. Mais c’était aussi une manière de répondre à la demande de Space Afrika qui souhaitait faire un film sur la ville de Manchester, et un peu plus. »
Projet mutant, Opera Omnia est donc avant tout un hommage à Manchester, et une dénonciation subtile de la mutation et de la gentrification de cette ville traditionnellement ouvrière. « Manchester est une ville avec de très nombreux niveaux de lecture, explique Valentin Noujaïm. C’est une ville qui a vu naître les textes de Karl Marx, mais c’est aussi une ville anciennement industrielle qui est en train de changer, où l’on détruit les usines pour mettre des grandes tours, où la population ouvrière est en train de se faire remplacer. J’ai donc pensé le projet à travers ce lien avec L’Enfer de Dante, comme pour mieux exprimer ces bâtiments vivant encore au rythme d’un passé ouvrier que l’on efface progressivement ».
La direction multimédia du projet est ensuite venue se greffer sur cette première pierre filmique. « Nous avons tissé tout ce projet au fil de nos trois ans de collaboration, mais dès le début, nous avions l’idée de faire un projet comme celui-ci, note Valentin Noujaïm. C’était leur envie car ce sont des musiciens qui font avant tout de la musique et des concerts. Mais j’avais moi aussi envie d’ailleurs, de sortir de la salle de cinéma et de m’attaquer à quelque chose qui soit plus de l’ordre de la mise en scène. »
Hybridation / Introspection
Au-delà de sa configuration hybride caractéristique, Opera Omnia développe aussi et surtout un étrange rapport atmosphérique : une démarche quasi introspective, qui sert d’ambiance générale à toute la durée de l’expérience, mais qui se retrouve beaucoup dans la grande fluidité des variations musicales de la performance live finale des deux Joshua (Inyang et Reid). Lesquels passent subrepticement de colorations jazzy et blues à des drones vocales fusantes, des sons citadins plus concrets et des nappes électroniques souples. Y compris lorsque des basses lointaines viennent épouser les bruits de pluie émargeant.
« Nous avons vraiment cherché à travailler cette dimension atmosphérique, reconnaît Valentin Noujaïm. Space Afrika voulait que le projet parle également de leur propre intimité car ils se côtoient et sont amis depuis l’école primaire. Ils ont traversé énormément de choses ensemble à Manchester, et il est évident que cette idée émanant des personnages à l’écran, ces deux ombres traversant une ville, reflète autant leur expérience à tous les deux, que la mienne, à travers mes propres films ». Une vision globale et conjointe qui s’enracine dans cet intrigant dispositif scénographique sans doute pavé de meilleures intentions que L’Enfer de Dante ou la jungle urbaine mancunienne.