Palestine : quelle place donner à l’art numérique sous les bombes ?

20 février 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Palestine : quelle place donner à l’art numérique sous les bombes ?
“Un métro à Gaza” ©Mohamed Abusal

L’art peut-il être une source de résistance ? À l’heure où les combats font rage sur le territoire palestinien, comment les artistes réussissent-ils à créer, parfois sous les bombes ? Zoom sur ces artistes numériques qui ne cessent de penser leurs conditions à l’aide des outils technologiques. 

Du printemps à l’automne 2023, l’Institut du Monde Arabe donnait à voir au public parisien Ce que la Palestine apporte au monde, une exposition transversale mettant en lumière toute la diversité culturelle de la Palestine, terre de poètes, de peintres ou encore de cinéastes. Quelques mois avant que le drame ne frappe Gaza le 7 octobre dernier, l’institution parisienne insistait donc sur un aspect du territoire trop peu mis en valeur : celui de la beauté. Comment faire du beau dans un monde où règne la laideur de la terreur et de la guerre ?

Pour répondre à cette question, le mieux est encore de se tourner vers le numérique, à l’instar d’un certain nombre d’artistes locaux, bien décidés à documenter leur réalité à l’aide des outils que l’époque a en réserve. C’est du moins ce que constate Marion Slitine, spécialiste de l’art contemporain palestinien et commissaire de l’exposition de l’IMA : « On voit l’émergence de médias comme l’art vidéo, l’art numérique et surtout la photographie numérique, très utilisée par les artistes professionnels et amateurs, écrit-elle dans sa tribune « Gaza : quand l’art remplace les armes » publiée dans la revue Moyen-Orient. Ce médium est particulièrement en vogue grâce à sa fonction première de documenter, tout comme le photojournalisme, les désastres de la guerre. À l’instar d’Eman Mohammed (né en 1987), dont l’œuvre a été montrée au British Museum de Londres en 2013. »

©Bushra Shanan

Plus loin, elle poursuit, comme pour insister sur l’importance des outils numériques dans un tel contexte : « L’usage croissant fait par les artistes des nouvelles technologies vient également en réponse à l’enfermement imposé par le contexte local. Pour dépasser ces contraintes, le numérique est un moyen efficace de produire et de diffuser la création artistique en temps de guerre. (…) Il a également donné lieu à une pratique devenue très en vogue chez les jeunes artistes : hérité de l’affiche politique (tradition picturale de prédilection des pionniers de l’art moderne palestinien), le « war postering » (l’affiche de guerre) inonde les profils Facebook à mesure que les événements se précipitent»

Durant le conflit de l’été 2014, on avait effectivement pu témoigner de l’émergence de l’art numérique sur le territoire palestinien via le travail des artistes Belal Khaled, Bushra Shanan ou Tawfiq Jibril, qui détournaient alors des images réelles de la guerre en symbole de résistance. « Le premier jour de la guerre à Gaza, j’ai vu la fumée des bombardements israéliens. J’ai donc décidé de faire quelques dessins pour envoyer un message aux gens du monde entier », expliquait Tawfik Jibril en publiant ses collages numériques sur les réseaux sociaux. 

Les derniers porteurs d’espoir

Dix ans plus tard, la situation ne connaît malheureusement pas d’amélioration, ce qui incite les artistes à poursuivre vaille que vaille l’exploration des outils technologiques. Marion Slitine se désole de la situation actuelle, elle qui se rend pourtant en Palestine depuis 2012 : « C’est une hécatombe, je n’ai pas d’autres mots. Les artistes qui sont censés être les derniers porteurs d’espoir, de vie et d’humanité ont perdu leur espérance confie-t-elle à l’Humanité. Les artistes avec qui je suis en contact – lorsque c’est possible – croyaient en la puissance de l’art comme outil de résistance ; aujourd’hui, ils se demandent à quoi ça sert… Il y a une perte généralisée de sens. »

Comment redonner du sens lorsque tout semble perdu ? Sensibiliser, probablement, pour ne jamais être déshumanisé. Présentée à l’occasion de la dernière édition de Venise Immersive, l’œuvre vidéo Remember this place: 31°20’46”N 34°46’46”E de Patricia Echeverria Liras documente ainsi le quotidien de ces femmes gazaouies qui se battent quotidiennement pour préserver leurs droits à la terre en proposant un voyage à travers leurs habitations. Dans cette expérience en VR, les femmes sont à la fois militantes, architectes, artistes et poètes, mais toutes luttent sans relâche pour préserver leur maison, symbole de leur culture et de leur humanité. Toujours d’après Marion Slitine, « la peinture, la vidéo, la photo, surtout digitale, fabriquent de nouveaux récits alternatifs qui humanisent les Palestiniens, les sortent de l’invisibilité et des stéréotypes “victimes-héros-terroristes”. »  

Le numérique pour se souvenir

Si ces stéréotypes ont la peau dure, il faut toutefois noter l’intelligence avec laquelle certains artistes les détournent, s’en moquent. En témoigne le travail d’Ameera Kawash qui teste les limites de l’IA à travers un projet sur la représentation de la Palestine sur Internet. Pour cela, l’artiste américano-palestinienne, actuellement basée au Royaume-Uni, a ainsi demandé à MidJourney de générer des images d’un chat portant un keffieh palestinien. Une demande qui, à l’image de ces motifs et ces formes inexactes, fut tout sauf couronnée de succès. À croire que le keffieh, symbole du nationalisme palestinien, reste très méconnu des données disponibles sur la toile… « De toute évidence, les 100 millions d’images utilisées (…) pour alimenter cette intelligence artificielle ne lui ont pas suffi à produire le keffieh le plus générique, analyse l’artiste auprès de 972 Magazine. Les systèmes populaires d’IA reproduisent les préjugés existant sur Internet contre les Palestiniens, créant de nouvelles formes d’effacement numérique et de discrimination »

©Ameera Kawash

Créer une représentation plus juste, sans « biais antipalestinien »pour reprendre les mots d’Ameera Kawash -, voilà peut être la réelle solution à l’humanisation des Gazaouis et des artistes palestiniens. En 2021, l’exposition d’art numérique 402 de gris de l’artiste Mahmoud al-Hajj s’inscrivait dans cette démarche. Initié par le collectif Hawaf, le Musée Sahab (Musée des nuages, évoqué dans notre newsletter éditoriale #11) porte aujourd’hui en lui les mêmes promesses : pensé pour réunir dans un même espace des créateurs palestiniens, toutes disciplines artistiques confondues, ce musée virtuel entend proposer des œuvres d’art digitales accessibles sur une plateforme numérique. En s’appuyant sur la réalité virtuelle, le métavers et le numérique, le musée sera ainsi accessible aux publics de Palestine, mais aussi du monde entier, désormais en capacité d’accéder au patrimoine, à l’identité et à la culture de Gaza, sans la réduire aux conflits.

En 2023, le collectif Hawaf invitait ainsi quatorze jeunes artistes palestiniens à réaliser la première œuvre du futur Musée Sahab : une toile – cousue à Gaza – représentant un nuage bleu agrémenté de marches. « Le nuage, c’est une image réconfortante quand on est enfant, on rêve de s’y blottir et de s’y endormir. C’est aussi le cloud, où l’on conserve les données numériques », explique Salman Nawati, cofondateur du collectif, lors d’un entretien accordé au Monde.

402 de gris ©Mahmoud al-Hajj

Il faut imaginer : la plupart des artistes invités ont moins de 30 ans et n’ont connu que l’embargo, sans pouvoir voyager à l’étranger et voir d’œuvres d’art dans un musée. Essentielle, cette initiative prend alors un tout autre sens au regard des événements tragiques qui agite la Palestine ces derniers mois. « Mohamed Sami, qui a participé au projet Musée des nuages, a été tué lors du bombardement de l’hôpital Al-Ahli, alors qu’il s’occupait d’enfants qui y avaient trouvé refuge ; Hala Al Abssi et Khaled Jerada, d’autres artistes de ce même musée, ont eu leur maison (donc leur atelier) bombardée ; Mohammed Joha, exposant à l’IMA, a perdu sa sœur jumelle et une quinzaine de personnes de sa famille… », énumère tristement Marion Slitine. Garder une trace et ne jamais oublier : voilà peut être la vraie raison d’être de l’art, numérique ou non.

À lire aussi
Creative Memory of the Syrian Revolution : dix ans d'existence et toujours sur le pied de guerre
Prisonnier numéro 209 par Shadi Abu Karam (2011) ©Creative Memory of the Syrian Revolution
Creative Memory of the Syrian Revolution : dix ans d’existence et toujours sur le pied de guerre
En 2013, une plateforme numérique était lancée afin de répertorier toutes les formes d’expressions artistiques que la révolution syrienne…
02 août 2023   •  
Écrit par Manon Schaefle
DiGen Art Gallery : l'art numérique à la conquête du Liban
©DiGen Art Gallery
DiGen Art Gallery : l’art numérique à la conquête du Liban
Malgré la crise économique et un centre-ville ravagé par les explosions meurtrières d’août 2020, Beyrouth se positionne comme un vivier…
08 février 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Écologie, araignées et décolonialisme : cet été, la Serpentine Gallery mise sur l’art immersif engagé
“Third World: The Bottom Dimension” ©Gabriel Massan
Écologie, araignées et décolonialisme : cet été, la Serpentine Gallery mise sur l’art immersif engagé
À Londres, la célèbre Serpentine Gallery dévoile en ce mois de juin deux expositions aux messages forts : “Third World: The Bottom…
13 juin 2023   •  
Écrit par Lila Meghraoua
Explorez
L’essor des collectionneurs d’art IA : perspectives croisées
“Neural Studies” ©Mario Klingemann
L’essor des collectionneurs d’art IA : perspectives croisées
Les NFT ont bouleversé les codes traditionnels du collectionnisme, notamment d’œuvres numériques, attirant des profils variés, allant des...
11 mars 2025   •  
Écrit par Jade Lefeuvre
Explorer l'inconscient : de l'importance du rêve au sein de la création digitale
“Onirica ()”, 2023 ©studio fuse*
Explorer l’inconscient : de l’importance du rêve au sein de la création digitale
De Sabrina Ratté à Thomas Vanz, en passant par Justine Emard ou Holly Herndon & Mat Dryhurst, petite réflexion autour des œuvres...
10 mars 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Au Jeu de Paume, le festival « Paysages mouvants » déploie de nouveaux imaginaires
“Le Voyage du Phoenix” ©Laila Hida
Au Jeu de Paume, le festival « Paysages mouvants » déploie de nouveaux imaginaires
Après « Fata Morgana », le Jeu de Paume revient avec une nouvelle édition de son festival hybride, mêlant photographie, création...
28 février 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (4/5)
“Unknown Label” ©Nicolas Gourault
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (4/5)
Jusqu’au 8 février, Fisheye Immersive profite de chaque samedi pour mettre en valeur le travail de trois artistes voués à marquer 2025 de...
01 février 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Dada Projects, les femmes au contrôle 
Dada Projects, les femmes au contrôle 
Dirigé, fondé et porté par des femmes, le studio de design 3D Dada Projects prouve que dans les domaines créatifs comme ailleurs, il n’y...
01 avril 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Art numérique : quelles sont les 10 expositions à voir en avril 2025 ?
“PinkUnidentified DAY/049” ©Simon Lavi
Art numérique : quelles sont les 10 expositions à voir en avril 2025 ?
Le mois d'avril vient à peine de débuter et, déjà, annonce-t-il une flopée d'expositions d'art numérique. Histoire de ne rien louper...
01 avril 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Vu à Art Basel Hong Kong : « Human Unreadable » d'Operator
“Human Unreadable”, ©Operator
Vu à Art Basel Hong Kong : « Human Unreadable » d’Operator
Présentée dans le cadre du programme officiel "Conversations" d'Art Basel Hong Kong, la performance-conférence "Human Unreadable" associe...
31 mars 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
"Pléonexie" : dans les coulisses de la dernière œuvre de Collectif Coin
“Pléonexie“, Collectif Coin, Biennale Experimenta, 2025 ©Quentin Chevrier
« Pléonexie » : dans les coulisses de la dernière œuvre de Collectif Coin
Début février, lors de la Biennale Experimenta, à Grenoble, le Collectif Coin présentait sa dernière installation, l'imposante et...
31 mars 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt