Si une partie de nos vies doit un jour se vivre sur le mode virtuel, la question de la sexualité finira par se poser. En plus d’être l’inventrice d’Eroticissima, métaverse érotique aux designs pop, Miyö Van Stenis fait ses armes sur la toile profonde où son engagement la mène à traiter de sujets beaucoup moins jouissifs. Itinéraire d’une vie en noir et rose.
Une taille de guêpe, la peau mauve, des seins à peine dissimulés sous du tulle, des oreilles d’elfe, une iroquoise peroxydée, des cils vert fluo assortis à son string : est-ce une femme, est-ce un Alien ? Cela n’a pas d’importance, dans Eroticissima, la sexualité se vit sur le mode du rêve, et le fantasme côtoie le fantastique. « Cette grosse nana violette trop sexy s’appelle DBRAGA, c’est ton hôte, elle va t’expliquer comment manipuler ton personnage », avance Miyö Van Stenis, à l’origine de ce métaverse sexuel.
Quand on lui demande s’il s’agit plutôt d’un simulateur, d’un jeu vidéo ou d’une œuvre d’art, l’artiste de 34 ans hésite, ne souhaitant pas enfermer le projet titanesque sur lequel elle planche depuis plus de trois ans. « Je trouve le mot simulateur trop vague. C’est un des problèmes qu’on a rencontrés dans les premières versions. Les utilisateurs ne comprenaient pas ce qu’ils devaient faire. Ils avaient leur perso nu, okay, bon et après ? Ils étaient comme “ah ouais, c’est marrant je vais sauter pour voir les boobies bouger.” »
Depuis, Miyö Van Stenis et ses collaborateurs (dispatchés partout dans le monde, rencontrés pour certains au hasard de forums geeks) ont ajouté divers scénarios afin d’engager l’utilisateur, des histoires pré-écrites dans lesquels elle vieille à ne pas reproduire les stéréotypes hétéronormés – et centrés sur le regard masculin – de la pornographie de masse : « La première aventure avec laquelle tu commences à jouer tourne autour d’un bukkake. Même si tous les mecs à la fin *tchic tchic tchic* dans son visage, l’histoire est conceptualisée et créée pour le personnage féminin. C’est elle qui prend la décision, c’est son personnage qui décide si elle va se faire bukkake ou pas », souligne celle qui est aujourd’hui professeure à l’école Parsons, à Paris.
En métavers et contre tout
Conçue comme une « ode aux jeux intergalactiques », l’expérience sexuelle à vivre en réalité virtuelle Eroticissima est un métaverse, planté dans un décor aux couleurs pastel. Un ciel aux nuages semblables à de la guimauve, des dunes de sable vert émeraude ; on y utilise des godes fluo évoquant des membres d’aliens, des jouets bdsm ; seul ou en ligne (en interaction avec d’autres joueurs), on incarne des personnages customisables à souhait : « Si tu choisis un corps de mec tu peux changer son sexe, et lui ajouter de petits seins. On a même ajouté un effet de distorsion de voix, tu décides si t’as une voix de mec ou de fille. »
« Quand tu joues tu deviens le personnage. Inconsciemment tu commences à ressentir toutes les expériences qu’il vit. »
Derrière ce monde virtuel où tous les fantasmes semblent possibles et réalisables, se cache une autre réalité, aux perspectives nettement plus sombres. En 2013, Miyö a dû fuir le Venezuela, poursuivie pour la diffusion d’une œuvre mettant en scène l’ancien président Hugo Chavez. Si l’artiste a dû se construire un refuge numérique, c’est parce que la réalité politique de son pays d’origine ne lui permettait pas de faire autrement.
Do it yourself… sauf au Venezuela
« Gardez votre pantalon pendant que nous continuons à travailler sur notre système de jeu 😅😅😅», ironise Miyö sur un post Instagram. Eroticissima dont le fichier pèse 20 gigabits est encore trop lourd pour être supporté par un ordinateur lambda. Des modifications sont encore nécessaires avant de pouvoir être diffusé au grand public. Il faut dire que derrière cette esthétique léchée se cache une autodidacte.
Miyö est avant tout une gameuse, qui grandit au Venezuela, au milieu d’une fratrie où l’on se dispute une Nintendo 64. Doom et Duke Nukem sont ses jeux de chevet. « Encore aujourd’hui j’adore les jeux de violence comme Control, ça me détend, c’est comme ça, j’adore tuer des monstres », confesse la codeuse. Au-delà du plaisir de nettoyer des zones infestées d’aliens, la jeune femme y expérimente un premier rapport à la virtualité : « Quand tu joues tu deviens le personnage. Inconsciemment tu commences à ressentir toutes les expériences qu’il vit. »
Diplômée des Beaux-Arts de Caracas, Miyö ressent un profond décalage entre les cours qu’elle reçoit et ses propres velléités artistiques : « Au moment de présenter mon travail de fin d’étude, le jury n’a pas compris pourquoi je présentais un site web en tant qu’œuvre. J’ai dû tout leur expliquer… qui était Vuc Cosic, qui était Jodi, comment c’est apparu dans les années 1990, etc. » Le quiproquo se poursuit après son diplôme dans les diverses institutions du pays où elle tente d’exposer. « Ils pensaient qu’on était fou. »
Incomprise ou trop en avance, Miyö décide de tracer sa propre voie : en souterrain, dans les chemins tortueux du deep web. Aux allures de blog vintage, Beautiful Interfaces (2013) est une de ses premières expositions collectives en ligne et sous les radars (à laquelle participe notamment, LaTurbo Avedon). Pour y accéder, il suffit de télécharger Tor (navigateur qui permet d’encrypter son adresse, ndlr), de se munir d’un onion link (nom de domaine crypté, ndlr), et surtout faire gaffe à ne pas cliquer sur un lien frauduleux.
« Quand tu commences à te renseigner sur la situation politique au Venezuela, tu ne peux que finir en état de choc. »
Quand Miyö parvient enfin à exposer dans un musée officiel, c’est pour le pire. Aidée de sa proche collaboratrice, la curatrice Helena Acosta, elle est invitée à présenter une œuvre au musée des Beaux-Arts de Caracas : un GIF explosif montrant l’image d’Hugo Chavez cerné par des sneakers, un iPhone, un burger, des femmes en petite tenue, un drapeau américain et une kalash, le tout sur fond de techno acid. Le titre : Venezuelan Duhkha Levitation : une fenêtre sur le spectacle du cirque décadent (2013). Elle qui était à l’abri dans les méandres du deep web ne tarde pas à regretter d’en être sortie. « Un jour ils sont arrivés à la maison pour me dire que j’avais rendez-vous au tribunal. Ils me reprochaient d’utiliser l’image d’Hugo Chavez. Sa mort était très récente. Au Venezuela, on ne joue avec l’image du président, c’est sacré… » L’œuvre, dénonçant le culte de la personnalité, se retourne contre Miyö. « C’était soit aller en prison, soit partir », se rappelle-t-elle. Harcelées en ligne, l’artiste et la curatrice s’exilent : Helena aux États-Unis, Miyö en France. Pour cette dernière, c’est la fin d’un chapitre et le début d’un autre, où la création numérique rencontrera l’activisme politique.
Utiliser la VR pour provoquer un état de choc
Sol boueux, ciel rouge, un alignement de tanks stationnés : en first-person player, un flingue à la main, on avance dans un no-man’s land, ponctué par la présence de crânes en feu – jusqu’à pénétrer dans un bâtiment, sorte de temple grec renfermant des femmes dénudées. « Quand t’arrives dans cette pièce t’as des pornos super hardcore sadomasos, et en fond, tu peux entendre un discours sur le féminisme. La fille qui est super contente de se faire détruire l’anus d’un côté, et les théories sur la désobjectification de la femme de l’autre. Bon, on a eu des problèmes avec cette pièce aussi… », raconte Miyö à propos de War Room (2016), première partie d’un sinistre diptyque où la sexualité est un instrument de contrôle des corps.
Arrivée en France en 2014, Miyö conjugue manipulation VR et critique de son pays d’origine, n’en déplaise à l’Ofpra qui lui demande d’arrêter son travail politique si elle veut continuer d’être protégée. Elle embraye sur un second volet, Torture Room, largement inspiré de « la tombe » – prison vénézuélienne réservée aux opposants du régime où les droits de l’homme sont bafoués. Pour cette œuvre, elle collabore avec un ancien détenu ayant passé cinq ans enfermé dans une chambre de 3 m2, victime de châtiments psychologiques et sexuels. Un projet lourd à porter qui commence à lui peser sur le moral : « Quand tu commences à te renseigner sur la situation politique au Venezuela, tu ne peux que finir en état de choc. Pendant un ou deux ans, j’ai été déprimée à cause de ça. Ma famille est encore là-bas, ce n’était pas bon pour ma santé mentale. J’ai dû arrêter d’être directement politique », conclut Miyö.
Libération des corps
Avec Eroticissima, le changement d’esthétique est radical. Développé pendant le confinement le programme lui apporte un souffle nouveau. La ligne directrice de cette dernière réalisation : la liberté : « J’ai voulu que les gens puissent explorer leurs fantasmes, au maximum ! » Ici, la sexualité redevient souveraine, et la libido, force créative. « Il y a des espaces ouverts, tu peux marcher, aller à la plage, parler à d’autres utilisateurs. » À l’opposé des corps contraints de son précédent diptyque, Eroticissima met l’accent sur le consentement : « C’est pas tu vas arriver là-bas et niquer tout le monde. Il faut passer du temps avec une personne avant de débloquer certaines restrictions. C’est comme dans Mortal Kombat, sauf qu’à la place d’avoir une jauge qui descend quand les gens se tapent, là, tu as une jauge qui monte quand tu crées du lien. »
« Eroticissima ça ne traite pas que de sexualité, c’est aussi essayer d’aller plus loin dans son identité numérique. » »
Même si Miyö n’est plus directement militante dans ses travaux, elle estime toujours la portée politique d’Eroticissima : « En créant un métaverse on efface les intermédiaires et on s’autonomise, c’est déjà une action politique en soi. Tout ce qui se passe sur Internet est une action politique. Évidemment il y a un point où le capitalisme s’approprie ces technologies… ça arrive avec tout anarchisme. »
À l’heure actuelle, Miyö est en pleine réflexion sur les débouchés de son œuvre. Au vu de la faible démocratisation des accessoires VR, elle envisage des versions pour Playstation ou PC. Active dans le milieu des NFTs, elle ne désespère pas également de voir le plus grand nombre se familiariser avec cet horizon infini que représente la sensualité virtuelle : « La dernière étude que j’ai lue parle de fantom touch : ton hippocampe se modifie à force de jouer, ton corps finit par ressentir si on te touche ou t’embrasse. Eroticissima ça ne traite pas que de sexualité, c’est aussi essayer d’aller plus loin dans son identité numérique. »
En attendant, Cloris – une jambe de verre, des hanches et une poitrine dont il est difficile de faire le tour -, Addy – grand mâle gonflé aux stéroïdes -, Tomaco – le visage couvert de latex – et autres hôtes virtuels d’Eroticissima, patientent dans leur monde. On ne veut savoir ce qu’ils fabriquent pour passer le temps.