Si Romain Carré utilise les technologies contemporaines, c’est pour ressusciter les visions idylliques de la nature nées au XIXe siècle. Formé à l’architecture, à l’astronomie et aux Beaux-Arts de Nantes, cet artiste à cheval entre les sciences et l’art fait de nous des contemplateurs égarés au milieu d’une nature méconnaissable.
Une plante étrange ouvrait le dernier solo show de Romain Carré à la Galerie du Crous de Paris. Sa base n’a ni le vert d’une feuille, ni la couleur d’une fleur : elle est blanche. Blanche et osseuse, plus proche de la cage thoracique que du végétal. Sur cette structure solide se pose une orchidée – variété qui a la propriété de pousser hors sol. Le plastique et le végétal s’hybrident, et tendent à rappeler à quel point Romain Carré, un brin savant fou, n’a pas peur des formes mutantes. Au contraire, il les provoque.
Pour réaliser cette sculpture (Meditating Sterility), l’artiste français, formé (entre autres) à l’astronomie à l’Observatoire de Paris, a proposé à une intelligence artificielle de représenter la stérilité, avant de confier le résultat à une imprimante 3D. Ici, le naturel et l’artificiel ne s’opposent plus, le fertile et l’infertile non plus. « Je me dis que la nature était là avant, elle sera là après. Les projections écologiques sont des modes de pensées humanistes, qui ne sont apparus qu’à partir du moment où notre espèce s’est sentie menacée », explique le vingtenaire, qui nous accueille dans un univers qu’il conçoit comme un Écotone – zone de transition entre deux écosystèmes différents, entre une forêt et une prairie par exemple, ou une étendue rocheuse et une plage. À ceci près que son écotone à lui relie (ou sépare) la nature que l’on connaît et son autre, muté, hybridé, adapté au passage de l’humain et de sa technologie.
Nature plastique
Romain Carré n’a pas de mal à citer Westworld parmi ses références. Dans cette série SF, des androïdes prennent conscience qu’ils ne sont pas humains et surtout, que le monde autour d’eux est un décor créé de toutes pièces. Ce sentiment que ce qui nous environne est artificiel, il l’a perçu en quittant la Castagniccia, une châtaigneraie au nord-est de la Corse dans laquelle il a grandi : à travers le hublot, il découvre alors le territoire métropolitain, en grande partie dénudé, recouvert de platoniques champs. « Tous les sols ont été anthropisés. En Europe, il ne reste que deux forêts primaires, une en Pologne et l’autre en Albanie, regrette-t-il. Au départ j’ai eu du mal à me faire à cette réalité. À présent, j’essaie d’accepter que tout est hybride ».
Les différentes œuvres de Romain Carré peuvent dès lors se lire comme une tentative de surmonter cette désillusion. Ainsi, il tourne une vidéo sur les îles Brissago, en Suisse, rachetées à la fin du XIXe siècle par la baronne russe Antoinette Tzikos de Saint-Léger qui transforme ces trois hectares en un paradis botanique : Mangrove australienne, dattiers, bananiers, hibiscus, toutes sortes de végétaux exotiques y sont importés. À l’aide d’un fond vert, Romain Carré intègre ensuite de manière plus ou moins crédible une souris de laboratoire (autre entité aussi naturelle qu’anthropique) à son film, Unicum : le rongeur humoristique finit par se transformer en guide de ce paysage parfait, et l’on se surprend à contempler le fake. À croire que chez Romain Carré, la connexion à la nature n’est pas empêchée par la disparition de cette dernière. Au contraire, son œuvre nous montre sans jugement qu’un tel sentiment peut être stimulé de manière artificielle.
L’IA pénitente
En déambulant au sein de l’exposition Écotone, on a l’impression d’arpenter un cabinet de curiosité. Il y a ces impressions 3D miniatures (Cosmogonies) en forme de crâne de coq, de carapace de tortue ou de coquillage, évoquant diverses origines mythiques du monde. Surtout, il y a ce chef-d’œuvre présenté sous la verrière de la galerie : des bois de cerfs, fixés entre eux de sorte à constituer une immense couronne d’épine (Hybrid Trophy). On n’ose l’approcher. Comme si les bois des animaux disparus faisaient alliance. Un parfum musqué s’en dégage. Depuis des milliers d’années, il y avait des cervidés en Corse. Le dernier s’est éteint en 1969. Entre-temps, des cerfs de Sardaigne ont bien été réintégrés, mais ce n’est pas l’espèce endémique. « Je le vois comme une autre chasse, observe Romain Carré. La chasse d’un idéal de nature. C’est tout aussi artificiel que de détruire l’espèce. C’est un geste de pénitence vis-à-vis d’un environnement que l’on a détruit. »
Espèces éteintes, paysages sauvages à jamais perdus : Romain Carré comble les vides laissés par l’homme grâce à l’intelligence artificielle. L’un de ses procédés favoris est de confier à un générateur d’images des croquis inachevés de peintres du XVIIe siècle. Cela donne une série de tableaux aux allures romantiques (Cunterstudies) – images de cascades, lagunes brumeuses, jungles tropicales. Pour certains, on croirait des Turner : « Dans celui-ci, le peintre n’avait pas fini le ciel, il a laissé une zone blanche. L’IA a cru qu’il s’agissait des embruns de la cascade », explique-t-il, presque amusé.
Pour Romain Carré, la vision romantique, née en réaction à l’industrialisation, contrebalance notre pessimisme contemporain « On est de cette génération qui apprend très tôt que la Terre est dévastée, on a une culpabilité inhérente à exister. » Son travail n’est pas naïf pour autant. Sur les trois intelligences mises à contribution pour produire ces images (le peintre, l’IA et Romain Carré), deux n’ont aucun rapport direct avec la nature. Son geste est bien celui d’un enfant du XXIe siècle qui se tourne tardivement vers une époque où l’on s’autorisait encore à rêver le paysage sans désenchantement.