Salomé Chatriot et Romain Gauthier : l’interview croisée

Salomé Chatriot et Romain Gauthier : l’interview croisée
©Salomé Chatriot

Au-delà de votre présence au Palais Augmenté 3, j’ai l’impression qu’une même obsession artistique guide votre travail : le corps, ses composants, son devenir, etc. En quoi l’idée du corps vous intéresse-t-elle tant sur le plan créatif ?

Salomé Chatriot : En 2016, il y avait une exposition au Quai Branly, Persona, qui confrontait des représentations de figures ancestrales à des robots. J’y ai tout de suite vu un lien avec les théories de Jean Baudrillard, voire celles avancées par Masahiro Mori dans La vallée de l’étrange, consistant à dire que plus un robot est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. J’aime cette idée, non pas pour évoquer la dissolution du corps humain ou annoncer le soulèvement des machines, mais plutôt pour arpenter des terrains se situant entre ces deux idées, pour m’aventurer vers des réalités plus oniriques.

Romain Gauthier : Ce qui est excitant, c’est de savoir que le corps évolue en fonction des espaces dans lesquels il existe, qu’ils soient réels ou digitaux. À partir de là, il est possible d’imaginer tellement de visions du corps, de réfléchir à tant de problématiques, de poursuivre le travail entamé par des œuvres telles que Ghost In The Shell, qui ont traumatisé de nombreuses générations et donné envie d’explorer la question du corps d’une autre façon.

S’intéresser au corps, n’est-ce pas également questionner les identités ?

Romain Gauthier : C’est même profondément lié ! Si j’en suis venu à m’intéresser au corps, c’est avant tout parce que j’ai commencé à questionner mon identité d’homme blanc, cisgenre et homosexuel. À travers mon travail, j’ai pu me découvrir au fur et à mesure, déconstruire certaines choses et me convaincre de ma capacité à travailler avec des corps, à les érotiser avec fantaisie avant de les reproduire au sein d’un espace digital. Cette réflexion m’a complètement chamboulé, aussi bien artistiquement que personnellement. Ça a été une libération, quelque chose qui a provoqué en moi des sentiments qui ne cessent de prendre toujours plus d’ampleur. D’où mon envie de questionner la beauté et l’extension de l’identité d’une personne à travers le digital. L’idée, c’est de construire une identité qui puisse aller au-delà de nos limitations corporelles et physiques.

SaloméChatriot
« Je rêve depuis toujours de pouvoir dépecer des parties de mon corps pour y plugger un écran de téléphone, un végétal ou même un morceau de plastique.  »

Salomé Chatriot : J’ai plutôt l’impression de questionner l’altérité de manière générale, de savoir ce que ça signifie d’être humain, de respirer à la place des machines, de dissoudre mon identité humaine pour donner corps à quelque chose de nouveau. Ainsi, je cherche autant à créer une symbiose ou, parfois, à entretenir une sorte de flou, de sorte à ce que l’on ne sache pas si j’entretiens une relation érotico-sensuelle avec une machine ou si c’est juste un alter-ego. Tu sais, je rêve depuis toujours de pouvoir dépecer des parties de mon corps pour y plugger un écran de téléphone, un végétal ou même un morceau de plastique. Le but n’est donc pas de questionner le virtuel, le corps ou l’identité, mais d’utiliser tous ces éléments comme des spectres.

Romain Gauthier : Au début, j’étais moi aussi très intéressé par la possibilité d’interroger l’intersectionnalité entre le réel et le virtuel. Cela dit, avec le temps, c’est davantage l’hybridation complète du corps qui devient intéressante à explorer. D’où, d’ailleurs, le projet pensé pour le Palais Augmenté 3 : MuS3s. Depuis toujours, il y a dans mon travail une dimension érotique, un regard sur l’autre qui tient du désir. Cette fois, j’ai voulu aller un peu plus loin en m’inspirant de la beauté digitale, en me demandant à quoi pourrait ressembler la muse du futur : est-ce qu’un corps numérisé, par exemple pourrait susciter l’inspiration ou un désir de créer ? Comment pourrait-on interagir avec ce corps ? Sur quels critères le jugerait-on ? Ce sont des questions qui m’obsèdent, et je suis très curieux de voir la façon dont les visiteurs vont se réapproprier, voire même filmer mes muses digitales.

À vous entendre, il paraît évident que vos travaux portent moins sur la frontière entre réel et virtuel que sur un dialogue avec le digital, la symbiose du numérique et de l’organique.

Salomé Chatriot : Nos relations avec la technologie sont devenues de plus en plus intimes. Les écrans, par exemple, sont passés du cinéma – une expérience collective et ponctuelle – à la télévision intégrée au sein d’un foyer comme la fenêtre sur un monde extérieur globalisé, puis aux téléphones avec lesquels une forme d’érotisme s’est formé, notamment autour de la manière dont nous interagissons avec – en les caressant. Je pense que nous avons naturellement eu besoin de transposer cette forme d’intimité en ligne et, finalement, des mécanismes de représentation très classiques ont émergé sur des supports nouveaux.

Romain Gauthier : J’aime moi aussi l’idée que l’on ne sache plus ce qui est vrai ou faux, voire même que ce ne soit plus une question primordiale. Quand je crée des extensions au corps, que j’en enlève certaines parties ou que je modifie certaines textures de peau, c’est moins dans l’idée d’opposer le réel à ce qui ne l’est pas que par envie de questionner notre identité. Mon but, au fond, c’est que chacun se demande : « Bon sang, qu’est-ce que je suis en train de regarder ? ».

œuvre de Romain Gauthier
©Romain Gauthier

Salomé Chatriot : En 2017, j’ai écris sur le livestream et sa théâtralité pour me rendre compte que cette forme de représentation particulière (impliquant un ou plusieurs performeurs sur une plateforme en mesure de faire échanger les spectateurs entre eux, et avec les acteurs) entretient bien plus de similitudes avec le théâtre antique qu’avec la performance contemporaine. J’aime l’idée de récurrence, et de ne pas assimiler la technologie avec de nouveaux mécanismes, mais plutôt avec des besoins fondamentaux comme celui d’agora.

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« Je ne pense pas l’art en rupture, mais plutôt en continuité contemporaine avec ces nouveaux outils. »

Au-delà de ces multiples réflexions, quelle place occupent les nouvelles technologies au sein de votre processus créatif ? Pourquoi, par exemple, avoir choisi les technologies immersives plutôt qu’une toile et un pinceau ?

Romain Gauthier : C’est simplement une question d’affinité, de construction générationnelle. Je suis issu d’une génération qui a connu la démocratisation massive d’Internet, l’arrivée des réseaux sociaux, des Smartphones et l’explosion totale du jeu vidéo. J’ai toujours été très client de ces différentes évolutions. À l’adolescence, j’étais même carrément un nerd, toujours sur mon ordinateur, à communiquer uniquement avec les autres via des outils numériques. Sachant que je me suis construit au sein de cet environnement digital, il était finalement logique que je choisisse d’y rester au moment de développer un propos artistique. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas touché par la peinture, l’illustration ou la sculpture ; c’est juste que je m’exprime depuis toujours grâce à un clavier, une souris, un ordinateur, et le monde virtuel que cela suppose.

Salomé Chatriot : Le fait que ces technologies explosent est aussi dû à une démocratisation des outils, doublée d’une volonté de la part des artistes de s’emparer continuellement de nouveaux moyens de création. Pour ma part, je peins sur aluminium et sur lin ; j’oscille entre nouvelles technologies et processus de création classique. Je ne fais donc pas vraiment de distinction entre technologie ou pinceau, ce sont avant tout des outils à ma disposition. Je ne pense pas l’art en rupture, mais plutôt en continuité contemporaine avec ces nouveaux outils. D’ailleurs, au Grand Palais Éphémère, je présente Varnish, une série de quatre tableaux peints sur aluminium ; soit possiblement les œuvres les plus classiques en terme pictural de ce que j’ai fait jusqu’à présent, ne serait-ce que parce qu’elles s’inspirent des tableaux du Louvre dans lesquels les personnages sont en extase quasiment érotique avec le divin. Sauf qu’ici, une fois leur regard retiré, ils perdent une forme d’humanité et, par la même, leur sexualité. C’est une façon de renverser la nomenclature entre regardeur et regardé, entre le monde de l’image et celui de l’organique.

Toutes ces nouvelles technologies auxquelles vous vous adonnez impliquent également de nouvelles monstrations. Est-ce une réflexion que vous avez ? Pensez-vous que les arts immersifs impliquent une autre manière d’exposer ?

Salomé Chatriot : Les arts immersifs impliquent forcément des contraintes et conditionnent d’autres manières d’exposer, que personnellement je n’utilise pas. Les lieux qui m’invitent sont classiques : musées, galeries, centres d’art… À nouveau, il s’agit plutôt d’une fluidité dans mon travail et des liens entre les différents médiums que j’utilise. Par exemple, je performe avec ma respiration en interagissant avec un capteur de souffle qui déclenche différents outputs en temps réel : lumière, son, ou les deux. J’adapte la performance et les costumes que je crée aux différents lieux qui m’invitent, mais le processus est toujours similaire : pendant que je respire, j’enregistre les données que je génère en hyperventilation, puis les réutilise afin de créer des vidéos qui sont mes souvenirs de souffle – les « Breathing Patterns ». Ce sont d’ailleurs des formes animées par ma respiration qui apparaîtront lorsque les spectateurs scanneront en réalité augmentée les seins des personnages sur les tableaux de Varnish au Palais Augmenté 3.

Romain Gauthier : À l’inverse, le média Instagram est clairement au centre de ce que je produis. Ça vient même directement inspirer ma façon de créer, dans le sens où je pense mes œuvres en vertical, de la même manière qu’un peintre choisirait tel ou tel format pour une de ses toiles. C’est une contrainte, en quelque sorte, mais ce n’en est pas pour autant une frustration.

Palais Augmenté 3, du 23 au 25 juin 2023, Grand Palais Éphémère, Paris.

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