Alors que Casa Batlló et Sónar, deux institutions culturelles majeures de Barcelone, s’associent pour offrir au public une nouvelle série d’expériences immersives entre musique et art visuels, rencontre avec Smith & Lyall, le duo derrière les visuels des Chemical Brothers depuis le début des années 1990.
THE CUBE est un espace immersif unique au monde, situé au sous-sol de l’emblématique bâtiment de Gaudí à Barcelone, Casa Batlló. Music:Response y a fait sa première mondiale le 24 mai dernier : une installation audiovisuelle inédite, mélange savant d’une composition musicale des Chemical Brothers, et d’une odyssée visuelle signée Smith & Lyall. Soit Adam Smith et Marcus Lyall, collaborateurs historiques du groupe de Manchester et pionniers des visuels de concert, avec qui Fisheye Immersive a pu s’entretenir afin de discuter de leur processus créatif, de leurs clips préférés, de leur rapport aux œuvres interactives, ainsi que des perspectives nouvelles que semblent suggérer cette nouvelle œuvre hybride.
En 2012, vous avez déclaré qu’il n’y avait pas ou peu de CGI (images générées par ordinateur) dans vos projets, et qu’il s’agissait en grande partie d’images réelles, de films, et d’astuces de montage. Une large partie de ce corpus visuel donne cependant l’illusion d’être des images de synthèse. Était-ce un choix délibéré, à l’époque où la 3D et les images de synthèse étaient moins qualitatives, plus coûteuses et plus longues à produire ?
Marcus Lyall : Music:Response, est constitué en grande partie de tournages d’images réelles. Ce qui nous plaît dans le tournage, c’est qu’il faut prendre des décisions sur le moment, au fur et à mesure que l’on filme. Avec les images de synthèse, on peut toujours choisir de changer un élément en 3D, alors qu’avec le cinéma, on s’efforce davantage de capturer la magie de l’instant. Cela apporte une énergie différente au travail. C’était un vrai défi pour ce cube de créer quelque chose qui semble spontané plutôt que parfait.
Quand vous travaillez sur un spectacle, vous recevez une set list, puis vous créez des visuels, chanson par chanson, pour monter un spectacle de deux heures qui est destiné à tourner dans le monde entier et à être adapté à différentes salles et festivals. Avec Music:Response, c’est entièrement différent : vous avez un cube d’une centaine de mètres carrés où chaque surface peut projeter des images, et où il n’y a pas de différence entre la scène et la fosse… Comment avez-vous abordé cet espace ?
Adam Smith : Nous avons pris énormément de plaisir à faire vivre ce projet. Comme il ne devait durer que douze minutes, nous avons commencé à choisir des chansons des Chemical Brothers et des images que nous aimions particulièrement, puis nous avons construit une narration à partir de cette matière. Nous avons surtout utilisé des morceaux qui n’auraient jamais été joués en concert.
ML : C’était un véritable défi. Lorsque vous réalisez des visuels pour une scène, il y a un proscénium (la partie de la scène située devant le rideau, ndlr) grâce auquel vous pouvez créer et dissimuler des sorties et des entrées. Nous ne pouvions pas le faire avec le cube.
AS : Nous avons énormément appris de cette expérience et avons déjà envie d’en faire une autre et d’intégrer ce genre de création à notre travail régulier !
Il y a douze ans, interrogés sur l’avenir des performances audiovisuelles conçues pour les concerts, vous répondiez : « Il y a beaucoup de potentiel pour les performances véritablement synesthésiques ». Vous vous disiez aussi « impatients de voir des spectacles où la musique et les visuels sont pensés et composés en même temps, de sorte que les visuels ne soient pas seulement l’illustration de la musique, ou la musique l’illustration des images ». Ce futur est-il devenu réalité ?
ML : Music:Response est un bel exemple de ce propos, c’est un processus d’itération et d’influence mutuelle entre les images et la musique. Contrairement aux spectacles que nous créons en direct, la composition musicale est ici influencée par les images, plutôt que l’inverse. Nous créons des images et demandons ensuite aux Chemical Brothers si nous pouvons amener la musique dans telle ou telle direction. Ils le font, puis nous répondons. C’est l’inspiration derrière le nom de l’œuvre. C’est comme une conversation, alors qu’un spectacle en direct est conçu très différemment. Dans ce cas, c’est toujours la musique qui nous sert de script.
Est-ce la première fois que vous avez l’occasion d’influencer la direction de la musique ?
AS : De manière aussi directe, oui. J’ai quelques anecdotes de ce type… Par exemple, avec le personnage du roi du morceau Mad As Hell ; à un certain moment de la chanson, des faisceaux de lumière sortent de ses doigts depuis l’écran et balayent la foule. La première fois que le groupe a vu ça pendant les répétitions, ils ont changé la composition musicale pour que ce moment apparaisse deux fois.
Dans vos images, vous semblez préférer montrer des personnages et des créatures, plutôt que des paysages, des objets ou des environnements. Pourquoi ?
AS : Nous aimons les personnages pour leur capacité à créer une connexion émotionnelle avec le public. Les Chemical Brothers ne sont pas un groupe traditionnel, avec un chanteur qui interagit avec le public et parle sur scène. Nous avons donc commencé à créer des personnages (dont le premier est mon père, peint en clown). C’est une manière de donner vie aux paroles des chansons, en exagérant les émotions, et nos interprétations de la musique. C’est un plaisir immense de créer ces spectacles.
ML : C’est une chance inestimable d’avoir cette relation de travail avec le groupe. Le groupe est là pour créer la musique, ils nous font confiance pour l’aspect visuel et performatif.
AS : Nous travaillons également avec beaucoup d’acteurs, de danseurs et de comédiens. Il y a un acteur en particulier, Mark Romero, qui interprète plusieurs de nos personnages. il joue le personnage que nous appelons « le voisin en colère », et « l’homme-point ». Il joue aussi un de nos clowns, ainsi que le lutin bleu aux grandes oreilles.
« À travers la musique, la danse et l’expression de soi, on peut se laisser aller et être libre. »
Vous utilisez souvent le corps de danseurs : vous les filmez, vous enregistrez leurs mouvements, vous leur donnez des costumes surréalistes, puis vous les faites apparaître comme des géants planant au-dessus de la scène. Quelle est votre relation personnelle à la danse ?
AS : Je suis un très mauvais danseur, mais j’adore ça ! Comme la musique, la danse exprime des sentiments qui ne sont pas intellectualisés. C’est presque une expérience transcendantale. Dans la danse, il y a une liberté et une émotion que l’on ne parvient pas à exprimer avec les mots.
ML : Il y a aussi quelque chose qui relève de la permission. Nous voulons que le public s’autorise à être libre et à danser, en regardant ces visions sublimes que nous envoyons sur des écrans géants. C’est au cœur de tout ce que nous faisons : libérer le public, leur faire comprendre qu’ils peuvent se laisser aller. Cela diffère selon les espaces, l’approche n’étant évidemment pas la même lorsqu’il s’agit d’un concert dans un grand festival comme Glastonbury ou d’une installation dans un cube immersif comme ce que l’on propose actuellement dans le sous-sol de la Casa Batlló.
Quand on va au cinéma, par exemple, il y a tout un rituel associé à l’expérience : l’odeur du pop-corn, les lumières tamisées, la couleur des sièges… Tout cela prépare le public à être en état de « recevoir » un film, assis pendant deux heures. Quand on entre dans un musée, on nous fait comprendre qu’il ne faut pas parler trop fort, ne pas courir dans tous les sens en criant etc. En festival, c’est le contraire…
ML : C’est un sujet qui nous préoccupe beaucoup ces dernières années : l’influence du contexte sur une expérience artistique. Cette réflexion est très importante au sein de notre pratique actuelle.
AS : Nous aimons aussi renverser les attentes du public. Musique:Response est une réponse à tous ces rituels établis. Que se passe-t-il lorsque nous décomposons le morceau ? Que se passe-t-il lorsque les gens commencent à danser et que la musique s’arrête, que l’on regarde des images et que l’on entend quelque chose qui se rapproche plus du design sonore que de la musique ? Ce que nous voulons raconter avec ce projet, c’est qu’à travers la musique, la danse et l’expression de soi, on peut se laisser aller et être libre.
« Nous voulons que ce soit une expérience non intellectuelle, qui libère de la « tyrannie de l’esprit » et ramène les visiteurs dans le moment présent. »
Quelle différence faites-vous entre cette expérience et votre installation au Design Museum, dans le cadre de l’exposition iconique Electronic : From Kraftwerk to The Chemical Brothers ?
ML : Le contexte de l’exposition était vraiment idéal. Le visiteur arrive dans un musée, avec ses salles, ses textes… Ici, l’invention de la harpe laser, là, un texte sur Jeff Mills et ses costumes… C’est une visite presque sereine de l’histoire de la musique électronique.. Et puis on entre dans cette pièce et soudain… Vous êtes dans une discothèque ! C’était en plein confinement, personne n’était allé en boîte de nuit depuis six mois.
AS : Quand on crée ces installations dans des musées plutôt que pour des concerts, c’est une manière de créer des « familles temporaires » de la culture rave et clubbing, de créer une connexion entre des inconnus. C’est ce qu’il y a de plus beau avec les concerts : ils tissent des liens entre les membres du public. Comment reproduire cet effet dans le cadre d’une installation artistique ? Comment faire en sorte que les gens ne se contentent pas de regarder quelque chose en solitaire ? Comment peuvent-ils partager une expérience collective dont ils sortent plus connectés les uns aux autres ? Parce qu’ils ont peut-être partagé un moment de communication non verbale, ils se sont souri, ils ont peut-être dansé ensemble… Nous voulons que ce soit une expérience non intellectuelle, qui libère de la « tyrannie de l’esprit » et ramène les visiteurs dans le moment présent.
En tant qu’artistes, lorsque vous êtes dans le processus créatif ou que vous montez un spectacle, vous interagissez avec vos pièces. Vous déclenchez des visuels en fonction de la musique, vous avez des repères, etc… Avez-vous envie de créer des œuvres et installations interactives pour le public ?
ML : J’en ai conçu plusieurs ! Ce qui est intéressant dans les installations interactives, c’est l’illusion du choix. L’interaction, c’est très efficace pour créer une connexion et donner un sentiment de contrôle à la personne qui l’utilise. Beaucoup d’installations interactives que je réalise amplifient des expériences banales à une sorte d’échelle « Rock and rock » très exagérée. L’interaction produit un sentiment relativement fort de reconnaissance de soi, et c’est très bien d’avoir une expérience viscérale, mais j’aime aller plus loin et me demander pourquoi l’utiliser : qu’est-ce que j’ai envie de communiquer avec le public, quelle est la démarche derrière ces choix, etc.
En 2017, j’ai créé une installation avec des capteurs EEG (électroencéphalogramme, un test qui enregistre l’activité cérébrale, ndlr), On Your Wavelength. Le public pouvait « jouer » l’installation avec son esprit. En se concentrant plus ou moins, il jouait des notes de musique et changeait les couleurs de l’œuvre. Ce que j’essayais de dire à l’époque, c’est : « Je suis n’importe qui, et je viens d’enregistrer votre activité cérébrale en échange d’une expérience, et vous êtes d’accord avec ça ». En tant que spectateur, vous donnez peut-être plus que vous ne le pensez…
Le clip préféré de Tom des Chemical Brothers est Let Forever Be, de Michel Gondry. Quel est le vôtre ?
AS : J’adore les anciennes vidéos de Madness. Drop du groupe The Pharcyde et réalisé par Spike Jonze, m’a vraiment époustouflé techniquement et émotionnellement. Toutes les scènes ont été tournées à l’envers chronologiquement, puis le clip est monté à « l’endroit ». C’est une vidéo vraiment dingue. Avec mes enfants, nous avons une activité de famille, le « clip du jour » où je leur montre mes clips préférés… Attends, en fait mon préféré c’est Rabbit in Your Headlights de UNKLE, réalisé par Jonathan Glazer.
ML : Je dirais Inauguration of The Pleasure Dome, le court-métrage expérimental de Kenneth Anger. C’est l’un des premiers films qui utilise le montage jump cut en synchronisation avec de la musique, ce qui a eu une influence énorme sur la réalisation de nos vidéos. C’est un film de génie.
AS : Et Blinded By The Lights de The Streets !
- Music:Response de Smith & Lyall, Casa Batlló, Barcelone.