Jusqu’au 21 septembre, Jean-Julien Pous présente au Centre Culturel Coréen à Paris Mouvement, une installation immersive sur le sport traditionnel coréen. Pourquoi ? Comment ? Le vidéaste français, installé entre Séoul et Bordeaux, détaille les coulisses de sa création et du processus qu’elle implique.
Le corps humain, Jean-Julien Pous s’y intéresse depuis qu’il est artiste. Né en 1984 à Wuhan, l’auteur-réalisateur a grandi entre la France et la Chine. Il porte alors un regard singulier sur l’Extrême-Orient, et particulièrement la Corée, où il a vécu de 2013 à 2017. Pour imaginer sa dernière création immersive, intitulée Mouvement, le vidéaste français s’est intéressé aux mouvements du corps, sous le prisme des flux d’énergie !
Naturellement, Jean-Julien Pous, missionné par le Centre Culturel Coréen à Paris, a donc eu l’idée de s’intéresser à ceux des athlètes, notamment ceux qui pratiquent le taekwondo, le taekkyeon (son ancêtre), le ssireum (la lutte coréenne) ou le tir à l’arc (le sport national). Reste simplement à trouver la forme de cette installation, qui se concrétise rapidement via un cube constitué de quatre écrans, dont un posé à même le sol et sur lequel il est possible de marcher pieds nus. Ainsi, le visiteur peut s’immerger totalement dans cette œuvre sensationnelle, parfois vertigineuse, souvent poétique, que Jean-Julien Pous prend le temps ici de décortiquer.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux mouvements du corps sous le prisme des flux d’énergie ?
Jean-Julien Pous : En général, mon travail a souvent un lien avec le corps. Ici, il est suggéré ! Pour réaliser Mouvement, je me suis inspiré du Qi, cette énergie qui circule dans tous les êtres vivants selon l’acupuncture chinoise, les moines Shaolin ou encore l’enseignement du taï-chi. Cette idée est aussi très respectée en Corée. En France, certains hôpitaux commencent à pratiquer cette médecine alternative. J’avais envie de montrer un autre point de vue et ai donc choisi de représenter le corps en mouvement à travers ces canaux d’énergie, en transfigurant la réalité.
Il s’agit plus particulièrement ici du corps des athlètes pratiquant le taekwondo, le taekkyeon, le ssireum ou le tir à l’arc. Pourquoi ces choix ?
JJP : Quand j’ai déménagé à Séoul en 2013, j’ai commencé à pratiquer le taekwondo dans le club de mon quartier. J’étais alors le seul adulte débutant. Mes professeurs avaient participé aux Jeux Olympiques et ils nous entraînaient, moi et les adolescents, à faire des poumsés, des séries de mouvements de pieds, de poings et du corps. Les voir s’exécuter m’inspirait une grande admiration. Des mouvements sûrs et précis, parfaitement synchronisés, fendaient l’air en silence, si vite et si fort qu’on entendait uniquement le claquement de leurs tenues. C’était incroyable. Je me suis dit qu’il fallait filmer ça.
« Dans ces disciplines, certains mouvements sont très subtils. Je voulais vraiment les capter dans leur exactitude et avec précision, jusqu’aux bouts des doigts. »
Je me suis alors rapproché du Centre Culturel Coréen à Paris, sur les conseils de l’attaché culturel de l’ambassade de France à Séoul. Sachant que les Jeux de Paris approchaient et que le centre culturel préparait une exposition sur le sport, je leur ai proposé une œuvre qui utiliserait les techniques les plus modernes de l’animation, inspirée des sports coréens les plus anciens. Le taekkyeon et le ssireum se rapprochent presque d’une forme de danse. Le tir à l’arc est le sport emblématique de la Corée. La forme particulière de l’arc coréen permet au tireur de propulser ses flèches plus vite et plus loin que ses adversaires, depuis l’Antiquité. Mon fils s’y est intéressé, nous l’avons donc emmené s’entraîner. J’en ai profité pour tirer une dizaine de flèches et saisir quelques sensations.
À quels mouvements en particulier vous êtes-vous intéressé ?
JJP : Pour le taekwondo, j’ai observé une dizaine de poumsés exécutables uniquement par des maîtres confirmés. Je me suis intéressé aux plus contrastés, dans lesquels sont alternés des mouvements lents, souples et fluides, avec d’autres saccadés et rapides. Pour le tir à l’arc, le moment où le tireur se concentre sur la cible, puis où il bande son arc, sont particulièrement intéressants pour le souffle. Dans le tir à l’arc coréen, il faut tirer très vite après avoir bandé l’arc. Cet enchaînement est fascinant.
« L’idée était davantage de suggérer, plus que de montrer, et donc de provoquer des sensations. »
Se pose aussi la question des technologies utilisées. Pour lesquelles avez-vous opté ?
JJP : Nous avons travaillé de la même façon pour toutes les disciplines. La capture de mouvement me paraissait la technique la plus appropriée. Après plusieurs semaines de recherches, nous avons opté pour une solution comprenant des combinaisons équipées de capteurs. Pour faciliter la captation et ne pas déranger les sportifs déjà très occupés, nous nous sommes rendus nous-mêmes dans les centres d’entraînement. Nous y avons enregistré leurs mouvements et ainsi obtenu une base, une sorte de squelette à retravailler ensuite par ordinateur. Cette technologie avait ses limites. Nous avons donc tout filmé en parallèle avec un smartphone pour pouvoir rattraper des possibles éléments manquants. Dans ces disciplines, certains mouvements sont très subtils. Je voulais vraiment les capter dans leur exactitude et avec précision, jusqu’aux bouts des doigts. Les athlètes portaient donc aussi des gants.
Vient aussi la question des logiciels utilisés. Sur ce plan, il y a eu Hyunji pour l’animation, mais aussi Blender, et plus exactement la fonction Geometry Nodes. Pour simplifier, nous avons imbriqué des fonctions mathématiques les unes avec les autres afin de développer notre propre algorithme, qui nous a permis d’obtenir ce style particulier qui évoque des émissions de particules.
Comment avez-vous procédé pour parvenir à faire ressentir au visiteur ce qui se passe à l’intérieur du corps d’un athlète ?
JJP : L’idée était davantage de suggérer, plus que de montrer, et donc de provoquer des sensations. J’ai donc modélisé les corps en 3D. Les données que j’ai récupérées étant virtuelles, je pouvais placer ma caméra virtuelle où je le souhaitais. Je l’ai placée à l’intérieur du corps, mais la peau, les muscles, ou les os ont été volontairement « gommés ». Seuls les canaux d’énergie dont je parlais précédemment ont été représentés par des points, des lignes ou des courbes. Le corps étant constamment en mouvement, il apparaît une forme quasiment abstraite qui peut évoquer des vagues ou des flux d’énergie. Une fois que la caméra sort du corps, la silhouette commence à se dessiner.
Il me semble que vous vous êtes également servi de l’IA, non ?
JJP : En effet ! J’ai essayé de lutter contre le côté mathématique du procédé, qui a généralement un rendu froid. Pour casser le côté trop numérique ou artificiel, j’ai utilisé la réduction de bruit par IA (AI Denoiser). Plus l’image est calculée, plus le bruit s’efface. Pour obtenir une image finale quasiment instantanément, avant que le calcul soit terminé, il faut faire appel à cette intelligence artificielle entraînée sur des dizaines de milliers d’images. Elle peut ainsi deviner, avant que le résultat n’apparaisse, ce que ça va donner. Forcément, elle se trompe et produit des taches qui ressemblent à des taches de peinture. Pour obtenir cet aspect que j’aime bien, j’arrête le calcul prématurément. Grâce à ça, j’obtiens ce côté très pictural et faux que l’IA imagine.
Afin de renforcer l’immersion, et donc les sensations, vous avez également travaillé la partie sonore aux côtés du compositeur Kayip.
JJP : Nous avons travaillé sur plusieurs projets ensemble. On se comprend presque sans se parler. Je souhaitais une mélodie pas trop prononcée qui puisse donner une structure narrative. Je lui avais demandé de reproduire des sons provenant de la respiration ou des battements du cœur. Je voulais aussi qu’ils rappellent les quatre trigrammes présents sur le drapeau coréen et qui représentent le ciel, la terre, le feu et l’eau, car on les retrouve aussi dans les médecines orientales auxquelles je faisais allusion précédemment. Je lui ai aussi demandé de ne pas utiliser des sons naturels sans les retravailler, ceci afin d’obtenir des évocations du vent ou de la pluie, par exemple.
« Le corps étant constamment en mouvement, il apparaît une forme quasiment abstraite qui peut évoquer des vagues ou des flux d’énergie. Une fois que la caméra sort du corps, la silhouette commence à se dessiner. »
C’est peut-être une question étrange, mais pensez-vous que vous auriez pu faire passer le même message en réalisant un film documentaire ou d’animation ?
JJP : Non ! Grâce à cette installation, je plonge le visiteur à l’intérieur du corps humain. Je l’invite à ressentir des sensations ou des émotions difficiles à retranscrire avec un documentaire, d’un point de vue extérieur. Par exemple, avant de pénétrer dans le cube, le visiteur doit se déchausser, comme c’est souvent le cas en Corée. Il est alors en contact direct avec l’œuvre, car il peut marcher dessus, sur un écran recouvrant le sol. Le contact des pieds nus avec l’œuvre favorise la connexion, et provoque chez le spectateur des sensations uniques.
- Mouvement, de Jean-Julien Pous, jusqu’au 21 septembre, Centre Culturel Coréen, Paris.