En collaboration avec l’IA, aurèce vettier façonne la nature à son image, avec ses erreurs poétiques, ses feuilles asymétriques et ses branches bouclant sur elles-mêmes dans des œuvres oniriques qui se reçoivent comme un miroir déformant de notre réalité. Pourquoi ? Comment ? Le collectif s’explique.
Dans son travail lié à l’intime, le collectif français aurèce vettier, fondé en 2019 par Paul Mouginot, utilise l’IA et le numérique avant tout comme un outil. L’idée ? Replacer dans le réel des éléments du virtuel créés numériquement pour mieux flouter la frontière entre ces deux espaces. En résultent des œuvres qui prennent tantôt la forme de tableaux, tantôt cette de sculptures ou d’installations au sein desquels l’intervention de l’IA a été encadrée et maîtrisée : une démarche singulière, que Paul Mouginot consent à détailler.
À observer votre C.V., vous aviez jusqu’alors un pied dans la photographie de mode et l’ingénierie. Qu’est-ce qui vous a incité à vous tourner vers la création d’œuvres via IA ?
aurèce vettier : J’ai toujours été féru de l’histoire de l’art, notamment de ces artistes qui ont utilisé les nouvelles technologies en premier et qui eux aussi regardaient les grands maîtres, et ce avant même de collaborer avec Vera Molnár. Au fil de sa carrière, elle n’a cessé de rendre hommage à Monet ou Cézanne, par passion. Pour ma part, j’ai pu expérimenter l’IA au moment où elle devenait accessible à des PME. J’ai ainsi mis les mains dans le cambouis et rencontré les premiers artistes qui ont commencé à l’utiliser. C’était passionnant. Comme à l’époque du Saint-Germain-des-Prés des années 1950, partout dans le monde, les artistes, qui s’y intéressaient, étaient connectés. Nous avions des discussions très théoriques pour savoir ce que nous allions en faire. Une majorité disait que l’IA était un outil mais aussi un médium – sur ce point, je n’étais pas vraiment d’accord. M’intéressant à la matérialisation physique des images développées avec une IA, je considère avant tout cette dernière comme un outil me permettant de digérer de grands volumes de données personnelles, voire intimes, et d’en extraire une forme de quintessence. C’est un outil d’introspection.
Selon quel procédé ?
AV : Mon travail repose sur trois piliers : la collecte et la préparation de données provenant de mes archives personnelles ou de sources externes scrupuleusement choisies, le retraitement de ces grands volumes données avec l’IA, et enfin le retour ces données dans le réel. Je m’intéresse aux NFTs, aux médiums numériques, mais la plupart de mon travail prend la forme de sculptures en bronze, de peintures ou de tapisseries
Quel rapport entretenez-vous avec la nature qui est au centre de votre travail ?
AV : J’ai un rapport très intime avec la nature. Je suis né dans les montagnes, en Savoie, j’ai donc grandi non loin des champs et des forêts. J’ai fait beaucoup de randonnées, et j’ai toujours beaucoup aimé côtoyer les plantes et les animaux. Habiter à Paris est pour moi grisant, pour l’offre culturelle notamment, mais j’ai besoin de retourner régulièrement dans des endroits où au minimum je vois l’horizon. Mon travail consiste à tenter de reconstituer un univers qui existe « presque » avec l’aide de l’IA. Les formes qui émergent semblent de loin plausibles, mais en se rapprochant, on comprend qu’elles incluent une vibration particulière, qui ne peut pas vraiment avoir d’existence réelle. J’ai commencé avec les herbiers potentiels (Potential Herbariums), qui sont des traces de plantes impossibles, mon travail sur les rêves a permis de faire émerger des paysages étonnants qui accueillent ces plantes, et désormais, je réfléchis à la faune qui va peupler ces espaces.
« Je considère l’IA comme un outil me permettant de réaliser des sculptures et des tableaux. »
Vous avez effectivement commencé votre travail sur la nature et l’IA en constituant des herbiers, intitulés Potential hemp.
AV : En effet, j’ai commencé par travailler sur des herbiers en exploitant des GAN (Réseaux antagonistes génératifs, ndr). En 2019, j’ai rassemblé des millions de planches à herbier issues de sites d’histoire naturelle. J’en ai aussi constitué moi-même, près de 1500, notamment en Savoie. Ensuite, j’ai nourri un algorithme capable de reproduire notre écosystème avec toutes ces feuilles pour en créer de nouvelles. Au premier coup d’œil, tout semble normal, mais quand on regarde de plus près, les formes obtenues ne sont pas réalistes. Les feuilles sont asymétriques. On observe des ruptures dans la construction des tiges, voire des tiges qui bouclent sur elles-mêmes. Ces algorithmes, qui étaient à l’époque déjà très puissants, n’arrivaient pas à reconstituer véritablement la nature. Dans un premier temps, j’ai représenté ces résultats sous forme de tableaux, et assez vite sous forme de sculptures en bronze. D’une part, parce que j’étais attiré par le matériau. De l’autre, parce que c’était la possibilité de les présenter en trois dimensions.
Vous avez commencé par des feuilles pour ensuite vous attaquer à des arbres. Cela implique-t-il une autre approche dans la démarche créative ?
AV : Au début, je réalisais des petites tiges, puis des excroissances d’un arbre réel, et enfin des arbres en entier mais naissants, comme s’ils venaient de sortir du sol. Évidemment, j’obtiens à chaque fois des formes impossibles. Pour commencer, je travaille sur une image en 2D sur fond blanc, puis grâce à un algorithme de lifting, j’en obtiens la version 3D. Ensuite, je crée une maquette en bois à partir de branches existantes, puis un moule. Maintenant, j’y ajoute des feuilles générées par l’IA et fabriquées grâce à des techniques utilisées en bijouterie.
Le fait que l’IA évolue à grands pas est une source d’inspiration pour vous, voire même une source de motivation ?
AV : Effectivement, l’IA reproduit de mieux en mieux la nature, mais je me revendique plus de l’Arte Povera que du post-internet. Dans mes premières œuvres, la faible résolution et la pixellisation des images m’intéressaient beaucoup. Je les reproduisais en peinture, notamment dans mon travail sur les rêves. De loin, on voit dans ces tableaux des images mais de près, c’est plus flou, elles agissent comme des paréidolies. Cela force le spectateur à faire appel à ses souvenirs ou à ses propres idées.
Vous l’avez souligné, vous travaillez également sur les rêves que vous mettez en peinture après les avoir fait digérer par l’IA…
AV : Pour mes travaux sur les rêves, j’ai utilisé dans un premier temps mes photos d’enfance. Ensuite, j’ai entraîné un modèle d’IA afin qu’il puisse me générer des images qui reprennent l’esthétique de ces photos. Je travaille en collaboration avec l’IA mais toujours à partir d’une base de données existante, voire intime, et des esthétiques que je maîtrise. Pour la première partie sur les rêves élaborés à partir de ces photos d’enfant, Circular Ruins (2022), je me suis inspiré de la nouvelle de Jorge Luis Borges Les ruines circulaires. Pour la seconde, Le travail des rêves, qui rassemble plus de 100 tableaux, je promptais au réveil et en détail les rêves que j’avais faits en tentant d’obtenir une image qui s’en rapproche le plus, pour ensuite la peindre. Cela dit, j’avais toujours en tête le travail de Borges.
« Désormais, j’essaie de créer des installations qui soient de plus en plus enveloppantes et qui convoquent beaucoup de signaux, des plantes aux rêves. »
Je crois savoir que vous travaillez actuellement sur un nouveau projet enveloppant, toujours connecté à la nature et à la montagne. Pouvez-vous nous en parler ?
AV : Comme je le disais, je fais toujours beaucoup de randonnées, et j’ai parfois l’impression que l’existence en est une. On doit gravir des montagnes, franchir des passages initiatiques… Après avoir lu Le Mont Analogue de René Daumal, j’ai eu une révélation. Ce roman d’aventure inachevé raconte l’ascension par un petit groupe d’une montagne immense qui dévie tous les rayons du soleil. On ne peut pas la voir, juste parfois l’apercevoir. Sur cette montagne, poussent des plantes qui n’existent pas vraiment… Désormais, j’essaie de créer des installations qui soient de plus en plus enveloppantes et qui convoquent beaucoup de signaux, des plantes aux rêves. Ce projet va s’appeler La traversée de la forêt. La forêt symbolise la première étape avant le franchissement d’une montagne. On s’y sent plus serein car les arbres un effet calmant, mais quand on s’y retrouve seul, un sentiment d’angoisse peut surgir. Cette ambivalence m’intéresse.
Cette installation sera constituée de paysages de forêts, flore, faune et aventures, générées par des algorithmes sur-mesure et reconstituées sur des tapisseries – confectionnées par la manufacture Robert Four à Aubusson. Je suis en train de produire une véritable forêt d’arbres en bronze de grande taille. Les premiers arbres seront présentés en juillet à la Bastide du Roy à Antibes, et seront accompagnés d’une installation sonore conçue en collaboration avec le Studio Ingmar. Cette exposition, forêt, tentative, sera la première étape de la traversée de la forêt
- Mirabil-IA, comment l’IA métamorphose la création, exposition collective, du 14 juin au 13 juillet, au CDA d’Enghien-Les-Bains.
- Exposition à la Bastide du Roy, à Antibes. À partir du 24 juillet.