Adelin Schweitzer : « Le seul intérêt de la XR est de pouvoir réhabiter le monde une fois que l’expérience s’arrête »

Adelin Schweitzer : « Le seul intérêt de la XR est de pouvoir réhabiter le monde une fois que l’expérience s’arrête »
©Collectif deletere

Adelin Schweitzer, fondateur du collectif deletere, a choisi de s’emparer des outils technologiques pour mieux critiquer leurs usages dans des œuvres immersives qui questionnent l’idéologie techno-solutionniste californienne largement infusée au sein de nos sociétés. Une vision précieuse, d’autant que les voix dissonantes à la XR se font rares. 

« J’utilise les technologies pour mieux les critiquer. On pourrait dire que je scie la branche sur laquelle je suis assis. Si j’étais entrepreneur, ça ressemblerait à un suicide. Heureusement j’ai décidé d’être artiste. » Réplique cinglante et amusée, le ton est posé. Dans son atelier aménagé dans l’ancienne grange du couvent Levat à Marseille, Adelin Schweitzer est entouré de composants électroniques et d’outils en tout genre. Il faut dire que cet artiste aime – c’est là un point commun avec ceux qui composent le collectif deletere (Gaëtan Parseihian, NAO, Isotta Trastevere) – défaire et détourner les technologies. À commencer par les dispositifs AR/VR : « Dès que j’ai eu un Oculus Rift (ancêtre du Meta Quest, ndlr) dans les mains, je l’ai démonté pour voir comment il était fabriqué. J’ai été étonné de voir que c’était les mêmes plans que les VR.V6 inventés quinze ans plutôt par Jaron Lanier, le créateur de VPL Research. Évidemment les casques ont maintenant des écrans plats et de meilleurs processeurs, mais ces géants de la Tech vendent le même concept avec un marketing qui promeut l’innovation constante. »

Conscience de porter une voix dissonante au sein d’un milieu constamment tourné vers le progrès, l’artiste français assume son discours : « Il y a dans l’idéologie californienne et celles incarnées par les grands pontes de la Silicon Valley comme Mark Zuckerberg, la volonté de nous faire croire que le progrès passe par la technologie… Qu’elle nous permet de relever tous les défis de notre temps. De nous faire admettre qu’elle est utilisée pour créer du “vivre ensemble”. Or je pense qu’elle produit exactement l’inverse. » À partir de ce postulat, le corpus d’œuvres du collectif deletere peut être lu comme une sorte de manuel d’autodéfense d’un monde perpétuellement grignoté par les technologies. 

©Collectif deletere

L’ère de l’ininteraction ?

La première œuvre d’Adelin Schweitzer illustre déjà ce désabusement ironique. De par son nom, Ininteractif (2005-2010), néologisme amusée, mais également de par son ambition : présenter une série de machines dysfonctionnelles. Soit « un pad où quand tu poses tes mains un massicot te coupe les doigts ou un punching ball de fête foraine qui lorsque tu frappes doucement te projette des vidéos sordides d’Internet. » Traduction : l’artiste marseillais, né en 1978, a la volonté, claire et affirmée, de questionner le principe d’interactivité que permettent certaines technologies (capteurs et autres kinects), ainsi que leur aspect ludique.

AdelinSchweitzer
« Moi, je souhaitais juste poser la question : veut-on vivre dans cette réalité en permanence ? »

Rapidement Adelin s’intéresse également à d’autres technologies émergentes : « À l’époque, je travaillais à Chalon-sur-Saône pour une compagnie d’art de rue qui voulait utiliser la technologie pour faire un spectacle sans acteur. J’y ai fait la rencontre de Pascal Chevalier, un ancien commercial de la VR. Un soir, autour d’un verre, il m’amène dans sa cave. Il y avait des dizaines de casques. Ce fut ma première rencontre avec cette technologie et le point de départ d’une machine imaginée pour investiguer le réel. »

#ALPHALOOP ©Collectif deletere

Concrètement, la performance A-Reality (2008-2013) consiste à équiper des spectacteur·rices d’un imposant dispositif de 12 kilos intégrant des prothèses oculaires et auditives. Les participant·es sont alors invité·es à déambuler dans la ville et vivent une sorte de balade sous trip LSD dans laquelle des altérations perceptives – visuelles et sonores – surgissent de façon aléatoire. « La virtualité que produit A-Reality est construite par la sensibilité des gens, poursuit Adelin Schweitzer. Les participant·es étaient souvent bouleversé·es après cette performance. Certain·es visitaient la tombe de leurs proches défunts et en sortaient très bousculé·es. Moi, je souhaitais juste poser la question : veut-on vivre dans cette réalité en permanence ? »

Une prise de position qui intrigue, surtout quand on connaît le discours dominant au sein du secteur de la XR, consistant précisément à écarter tout ce qui peut mettre mal à l’aise les spectateur·rices : « Le seul intérêt de la XR  est de pouvoir réhabiter le monde une fois que l’expérience s’arrête. C’est ça qui est tripant. À l’inverse, toute la démonstration des équipementiers comme Apple est basée sur le fait de coller un casque sur la tête de consommateur·rices, 7 jours sur 7, 24h sur 24. »

#ALPHALOOP ©Collectif deletere

Le refus d’une vie augmentée

À la fin des années 2010, Adelin Schweitzer et le collectif deletere ont cherché à approfondir cette réflexion avec #ALPHALOOP (2018), un spectacle pour cinq personnes qui aborde la thématique du techno-chamanisme inspiré des théories développées par Timothy Leary, pape du LSD et grand théoricien de la cyberculture. « J’ai fait un parallèle avec la croyance admise d’une technologie qui soigne tous les mots. Pendant la performance, qui dure une heure, les spectateur·rices équipé·es d’un casque ne voient jamais le chaman hors dispositif. Cela ajoute de la confusion à cette distinction entre réalité et virtualité ». 

AdelinSchweitzer
« Ces technologies pourraient être intéressantes si elles produisaient du ralentissement sur nos corps, or c’est tout l’inverse qui est proposé. »

Dans cette continuité Adelin Schweitzer et le collectif imaginent le spectacle Le Test Sutherland (en cours de création), une expérience qui se présente sous la forme d’une performance pour vingt spectateur·rices. L’invitation repose sur la promesse de faire l’expérience du BUD (Black Up Display), une prothèse polysensorielle d’occultation optique. Elle est guidée par un narrateur hors-champ invitant à la dérive intérieure où ce que l’on voit laisse progressivement la place à ce que l’on ressent. « Nous avons construit un casque qui rend aveugle, de manière à ce que la question de l’immersion est frontalement posée, se réjouit Adelin Schweitzer. C’est un regard critique sur la promesse de s’échapper du monde physique. Combien faudra-t-il de fictions virtualisées, produites par des IA, pour qu’on se rende compte qu’on s’ennuie profondément avec ces technologies ? Une fois qu’on aura fait le tour des expériences, qu’est-ce qu’il restera de nous ? Ces technologies pourraient être intéressantes si elles produisaient du ralentissement sur nos corps, or c’est tout l’inverse qui est proposé. »

©Collectif delerere

C’est à partir des œuvres citées et d’autres projets tout aussi questionnant – The Safe Space (issue d’une scène du spectacle #ALPHALOOP), Les Dronards (2013), The Clusters (2023) porté par NAO, ou bien encore Transvision de Gaëtan Parseihian et Lucien Gaudion – que le collectif deletere défend l’idée d’une réalité altérée plutôt qu’augmentée. « Parler d’augmentation ne me convient pas. Je trouve cette formule quasiment fasciste parce que le réel n’est, par essence, qu’augmentation. » Un discours radical et alarmant qu’Adelin Schweitzer aimerait faire résonner avec vigueur au sein de l’espace médiatique. Ce serait même là, d’après lui, une nécessité : « L’industrialisation du secteur de la XR me préoccupe. Une illustration concrète ? Regardez la façon dont le Ministère contribue à véhiculer l’idée même de métavers. Tout cela se fait au détriment de la majorité des artistes numériques et de leur travail. Les contenus sont orientés dans un sens précis, celui de l’entertainment. Qu’arrivera-t-il s’il n’y a plus personne pour mettre en débat la Tech ? ».

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