Quelques mois après avoir exposé au Musée d’Orsay, quelques semaines après avoir dévoilé un clip réalisé à l’aide d’une IA, Agoria publie un nouvel album, Unshadow. L’occasion de discuter du rapport qu’entretient cet artiste pluridisciplinaire avec les arts numériques et la blockchain, qui va notamment permettre à chaque auditeur de créer une version unique d’un de ses derniers morceaux, « Getaway ».
Depuis la fin des années 1990, Agoria est de ces musiciens hyperactifs. Insatisfait des nuits électroniques lyonnaises, « autrefois capitale de la répression », selon lui, il participe à la création du festival des Nuits Sonores en 2002. Attiré par l’avant-garde et le mélange des genres, il co-fonde en 2006 le fascinant label Infiné. Curieux de tout, il signe autant des BO pour Luc Besson et Jan Kounen que des compilations pour des clubs mythiques (Fabric) ou des albums multiples, qui passent sans hésiter de la techno de Détroit à de l’électro plus ensoleillée. Le dernier en date, Unshadow, tout juste paru, atteste lui aussi de cette énergie contagieuse, de cet appétit jamais rassasié pour l’inédit.
« Pour moi, le progrès, à défaut de nous augmenter, est censé nous élever »
Depuis 2017, Agoria, passé par une école de cinéma, est également tombé en amour pour les arts numériques, l’IA et la blockchain, qu’il défend dans des lieux prestigieux (de février à mai, il exposait notamment au Musée d’Orsay) ou lors de conférences au sein desquelles il joue volontiers le rôle du mauvais élève. Preuve de son enthousiasme, au moment d’évoquer son rapport aux mondes virtuels, le Lyonnais n’attend même pas qu’on lui pose la question. Il se raconte, tout sourire, et livre d’emblée les coulisses d’une récente intervention aux côtés des pontes de l’innovation technologique.
Agoria : Il y a quelques jours, je participais à une conférence à la Station F, à Paris, aux côtés de salariés de Google ou de sociétés spécialisées dans le modèle training, et ma voix dénotait clairement. Pour moi, le progrès, à défaut de nous augmenter, est censé nous élever. Or, j’ai l’impression que l’on tend vers le réductionnisme de par le fonctionnement inhérent aux intelligences artificielles, qui ne font finalement rien d’autre que de proposer la synthèse de tout ce que les gens proposent. Quand on y pense, on a donc uniquement accès à la moyenne des choses, condamné à errer au sein de la ligne médiane de l’être humain. Lors de cette conférence, j’ai donc défendu le rôle essentiel des artistes, les seuls peut-être à pouvoir amener une voix dissonante dans ce milieu afin que l’on ne parle pas toute la journée d’assistants et de clones IA. En gros, on a moins besoin de premiers de la classe de l’informatique que de cancres capables de proposer des visions alternatives.
Dans le communiqué de presse lié à la sortie de ton nouvel album, Unshadow, tu dis que « la blockchain pourrait devenir notre droit de vote »… Qu’est-ce que tu entends par là ?
Agoria : Je ne sais pas ce qui arrivera au Web3, mais je crois dur comme fer à la blockchain. Je ne vais pas rentrer dans les débats géopolitiques, d’autant que je ne pense pas tout connaître, mais je trouve que celle-ci a résolu tant de problèmes sur le plan artistique. C’est quand même beau d’être sur une plateforme qui ne te suggère pas de regarder telle ou telle chose, qui permet aux artistes et au public d’être au même niveau, en interaction directe. Sur Instagram, je sais pertinemment qu’à peine 10% ou 15% des gens qui me suivent ont accès à mes stories ou mes posts, la faute aux algorithmes qui ont besoin d’étiqueter les personnes. Là, sur la blockchain, je peux être multiple. Je peux montrer à la fois mon travail numérique ou faire écouter mes morceaux comme je le souhaite, en étant certain de toucher directement ceux qui s’intéressent à moi.
« On a moins besoin de premiers de la classe de l’informatique que de cancres capables de proposer des visions alternatives. »
La blockchain te permet donc d’imaginer des choses qui n’étaient pas possibles avant. Au point d’imaginer désormais tes œuvres comme des organes vivants, jamais réellement finies ?
Agoria : C’est tout à fait ça ! Pour la première fois, on peut créer une œuvre qui ne soit plus statique et qui est susceptible d’évoluer pendant 200 ans. Ou du moins, jusqu’au moment où Internet cessera d’exister. D’ici quelques jours, je vais d’ailleurs sortir un player d’intelligence audio, pensé dans l’idée de permettre à chaque auditeur de créer une version unique d’un de mes derniers morceaux, « Getaway ». Le principe est simple : à chaque fois que quelqu’un écoute le morceau, il en crée un nouveau. C’est assez fou de se dire que je ne vais plus reconnaître mon morceau au fur et à mesure des écoutes. Bien sûr, la chanson originale restera disponible sur mon album, mais je suis challengé par ce genre de possibilités. D’ailleurs, j’ai plein d’autres projets du genre en tête, comme de créer un morceau voué à disparaître après un certain nombre d’écoute. J’y vois là une manière de réapprendre à savourer une chanson, d’apprendre à l’écouter dans de bonnes conditions, avec les personnes adéquates, un peu comme on le ferait avec une bonne bouteille de Château Petrus.
Quant à la blockchain, elle permet d’authentifier tout ça, d’en garder une trace, ce qui est d’autant plus important au sein d’une époque où tout va très vite de tous les côtés. C’est pour ça que je dis qu’elle pourrait devenir notre droit de vote, parce qu’elle nous redonne le pouvoir en quelque sorte.
Tout de même, comment faire la différence entre le simple gadget, assez rigolo pour interagir avec ses fans, et le véritable propos artistique ?
Agoria : Il faut savoir que la beauté de tout ça, c’est de réussir à improviser grâce à l’intelligence artificielle. L’idée n’est pas qu’elle fournisse quelque chose, mais bien qu’elle suggère des idées à même de nous amener à créer des œuvres inédites. Je crois profondément en cette approche, et je suis persuadé que ça donnera naissance à des œuvres artistiques majeures. Par exemple, je ne crois pas à ces applications qui te disent qu’entrer un ou deux prompts suffit à faire un hit. Il peut y avoir un ou deux contre-exemples, mais si demain je fais un morceau en utilisant la voix de Snoop Dogg grâce à IA, les fans de Snoop ne l’écouteront pas nécessairement, aussi fascinante soit la ressemblance. Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’affect. À titre personnel, j’espère que les artistes ne vont pas oublier à quel point c’est un plaisir de créer, de chercher, avant de trouver l’idée qui emporte la mise.
Tout à l’heure, tu disais que nous avions besoin de cancres. Est-ce de cette façon que tu as imaginé le clip de « I Feel Good », réalisé grâce à une IA ?
Agoria : Pour le coup, c’est la seule œuvre IA où je n’interviens pas réellement. C’est BETC, une agence de com qui voulait faire ses premiers pas dans l’intelligence artificielle, qui m’a proposé ce très beau clip. Le format est d’ailleurs assez expérimental. En 2017, c’était très compliqué de faire ne serait-ce que 20 secondes qui tiennent la route. Aujourd’hui, on peut envisager de créer des clips de plus de trois minutes avec un propos et une esthétique homogènes. C’est formidable !
Il y a plus de 20 ans, tu as créé le festival Nuits Sonores, à Lyon, une ville qui a été longtemps selon toi « l’épicentre de la répression ». Ton exposition au Musée d’Orsay, au printemps dernier, était-elle également une manière pour toi de tordre le cou aux idées reçues ?
Agoria : Le Musée d’Orsay, c’était un fantasme incroyable. Sachant que l’art digital est toujours controversé, ou du moins pas reconnu comme faisant partie de la famille des arts contemporains, ça a évidemment été un plaisir immense de pouvoir réaliser un tel projet. Au début, je me suis sérieusement demandé s’ils ne s’étaient pas trompés… Ensuite, j’ai préféré proposer autre chose que des écrans ou des installations sonores – j’aurais trouvé ça assez insultant au sein d’une telle institution où la peinture et la sculpture règnent en maître. Pour cela, je me suis entouré de Johan Lescure, un artiste codeur, et de quatre scientifiques spécialisés dans la physique fondamentale et travaillant au Centre d’énergie atomique ou au CNRS.
Dès lors, deux œuvres ont vu le jour : une œuvre numérique, Interprétation par Saccharomyces cerevisiae de l’Atelier du Peintre de Gustave Courbet, où on voit des cellules réécrire une œuvre de Courbet à l’intérieur même de cette œuvre, et une sculpture en acier (Ʃ Lumina) éclairée par une lumière en mouvement, laquelle génère périodiquement un QR code sur le sol. Après l’avoir scanné, le visiteur peut activer l’œuvre digitale en soufflant sur le micro au bas de son téléphone, et ainsi accéder à une sélection de chefs-d’œuvre des collections du musée, qu’il peut transformer et minter. L’idée, c’est de passer par le vivant, et l’essence même du souffle, pour parvenir à créer une œuvre digitale. Très franchement, ça reste une expérience mémorable, même si une journaliste de je ne sais plus quel magazine avait crié au scandale. Le directeur du Musée d’Orsay, lui, m’avait dit que c’était une très bonne chose que des gens réagissent ainsi. C’est là la preuve que des changements sont en cours.
« Je parlerais moins d’intelligences artificielles que d’intelligences alternatives, dans le sens où elles permettent de mettre en place d’autres réalités, de créer nos propres algorithmes et de donner une autre épaisseur au vivant. »
C’est aussi ce qu’annoncent les intelligences artificielles, non ? De profondes modifications de ce que nous pensons connaître…
Agoria : Je trouve ça réellement fascinant de pouvoir mélanger plus que jamais dans l’histoire de l’humanité le physique et le digital, le code et le vivant. Toutefois, je parlerais moins d’intelligences artificielles que d’intelligences alternatives, dans le sens où elles permettent de mettre en place d’autres réalités, de créer nos propres algorithmes et de donner une autre épaisseur au vivant. Pareil pour le Web3, où je parle avec des collectionneurs tous les jours, des gens qui ont fait bien plus pour moi que n’importe quel galeriste. Ils m’organisent des expositions, créent des rencontres avec des plateformes, etc. On oublie trop souvent la force d’une communauté qui est déterminée et qui n’attend pas forcément grand-chose en retour. Certes, ça se passe dans le virtuel, mais j’ai l’impression que ça permet de revenir à des choses essentielles.