Allô ! La Terre : quand l’art numérique fait le plein d’espace

Allô ! La Terre : quand l'art numérique fait le plein d'espace
“Sea Of Tranquility” ©Unfold

Orbitant autour de la thématique spatiale, de nombreux artistes issus du numérique s’inspirent du cosmos et de son univers foisonnant pour formuler des œuvres poétiques, modernes, mais surtout concernées par les questions écologiques.

En 1924, George Mallory, la star des expéditions britanniques disparues sur l’Everest, avait écrit dans son carnet, à l’approche du mystérieux Tibet, cette merveilleuse phrase que nous, Hommes modernes équipés de Google Maps, ne sommes plus en mesure de comprendre : « Nous nous apprêtons à sortir de la carte ». Cette obsession de l’être humain pour l’exploration prend une dimension encore plus nette une dizaine d’années plus tard, lorsque des scientifiques, des ingénieurs et des nazis commencent à vouloir faire de l’espace la destination ultime et obligée de l’humanité, la possible dernière étape de son évolution. « La Terre est le berceau de l’humanité, mais qui a envie de passer sa vie dans un berceau », indique ainsi l’épitaphe de Constantin Tsiolkovski, père de la cosmonautique moderne.

Bien avant les scientifiques, ce sont pourtant les artistes visuels (Chesley Bonestell), les écrivains (Jules Vernes, Herbert George Wells) et les réalisateurs (Mélies, Frtiz Lang) qui ont rêvé les premiers d’aller au-delà des frontières terrestres, faisant possiblement de ces derniers les premiers « space enthusiasts », les précurseurs de ce lien fécond qui semble unir l’art à la conquête spatiale.  

arthélemy Antoine-Loeff, en collaboration avec Vanessa Bell (texte), Disqualifier l’univers, performance, 2019 ©Jean-Yves Fréchette

À l’ère du numérique, tout laisse à penser que cette relation soit toujours plus profonde. Parce que l’époque s’y prête, et parce que les technologies permettent un usage de l’espace toujours plus puissant, voire même immodéré. C’est du moins ce qu’avance l’artiste Barthélemy Antoine-Loeff qui, en plus de son amour pour la science-fiction, dit avoir un attrait prononcé pour les paysages arides, très durs, privés de minéralité. « Bien que l’être humain a toujours été intéressé par l’idée de comprendre ses origines, de savoir d’où on vient, force est de constater que les avancées techniques nous permettent aujourd’hui de mieux comprendre l’évolution du système solaire, de creuser dans des zones toujours plus petites et de se plonger dans les images incroyables récoltées par les satellites, constate-t-il. Inévitablement, cela rend l’univers spatial plus accessible, et donc potentiellement plus facile à appréhender pour les artistes, eux-mêmes désormais équipés de technologies numériques permettant une immersion beaucoup plus organique et intense. »

En quête d’espace

Au sein de l’art numérique, par exemple, on ne compte plus le nombre d’artistes qui s’intéressent à l’espace, questionnent le cosmos et tentent d’en proposer leur propre vision dans des œuvres réalisées à l’aide de la réalité́ virtuelle, de la photogrammétrie ou de logiciels 3D. Ça se vérifie aux Pays-Bas (à travers les travaux d’Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand), en Allemagne (avec le collectif Quadrature), mais aussi en francophonie auprès d’une dizaine d’artistes prêts à décomposer les vibrations de l’espace pour en définir toute l’immensité́. Pensons, par exemple, à l’artiste belge Petermfriess, qui, via Mars Abstraction, a remixé en temps réel les images transmises à la Terre par Perseverance, un rover envoyé sur le sol martien afin d’étudier sa surface et de collecter des informations. Pensons aussi au Montréalais François Quévillon, dont l’un des plus fameux projets, Météores, a pour but d’examiner la géologie habituellement souterraine en évoquant les technologies d’exploration extraterrestre.

Ce dernier partage d’ailleurs avec Barthélemy Antoine-Loeff un point commun dans la façon d’aborder l’espace, exploré chez eux de manière à traiter de thématiques écologiques, de réfléchir plus concrètement à notre monde. Pour Barthélemy Antoine-Loeff, c’est notamment le cas avec Poussière d’étoile, où il y a cette idée de « replacer l’être humain là où il est, dans une biodiversité, dans un ensemble », et Nos météores, qui entretient le flou quant à ce que l’on est supposé voir : « est-ce que l’on est sur Terre à un moment où celle-ci est devenue inhabitable ou est-ce que l’on est sur Mars au moment où les premiers colons posent le pied sur cette planète ? ». Quant à François Quévillon, il évoquer volontiers le lien souvent fait entre sa pratique artistique et la métaphore du vaisseau spatial Terre de l’architecte américain Buckminster Fuller. « Soit la Terre en tant que vaisseau spatial voyageant à travers l’espace comme un système autonome, vulnérable et dépendant de ses propres ressources naturelles qui sont limitées. L’idée, en fin de compte, est de déplacer l’humain au centre de l’univers. »

Un spectateur dans la pénombre face à des écrans montrer des roches issus d'autres planètes.
Météores, Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie – CHAOS, Parc national de Miguasha (QC), Canada, 2018 ©François Quevillon

Le bon alignement des astres

Au fond, il suffit de jeter un œil à la création contemporaine pour comprendre que chaque artiste semble se servir de l’espace pour explorer différentes thématiques. Traduction : il ne s’agit pas simplement d’utiliser les technologies à disposition pour formuler des univers impossibles à imaginer jusqu’à présent, mais bien de glisser différents messages au sein de ces œuvres. Ainsi, quand François Quévillon et Barthélemy Antoine-Loeff questionnent l’emploi des nouvelles technologies par rapport à notre empreinte sur Terre, l’espace devenant une métaphore de la transition énergétique dans laquelle la société s’inscrit à l’heure actuelle le duo Unfold profite de l’installation Sea Of Tranquility, du nom du lieu où les premiers hommes ont aluni, pour diffuser les conversations originales du programme Apollo et dévoiler l’odeur de la surface de la Lune une fois placée dans une atmosphère oxygénée.

Tandis que la série de vidéo The Wilding Of Mars d’Alexandra Daisy Ginsberg imagine un monde où l’humanité fait fleurir la vie sur Mars tout en renonçant elle-même à s’y rendre, les œuvres de Flavien Théry rendent hommage à l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet (le premier à avoir simulé informatiquement l’apparence lointaine d’un trou noir), traduisent en signaux le message musical adressé par l’univers (Messenger, 2017) ou évoquent avec nostalgie cette époque où la conquête spatiale ne se vivait pas par procuration, via des machines envoyées sur place (Sound Reveries of Trips We Won’t Go On, 2019).

Vue sur le trou noir.
Sound Reveries of Trips We Won’t Go On, 2019 ©Flavien Théry

Mars ou crève

Alors que l’on fête cette année le 55e anniversaire des premiers pas sur la Lune, que SpaceX avait annoncé en 2016 dans l’indifférence générale que l’on pourrait fouler le sol de Mars en 2024 et que de nombreuses expositions s’emparent de cette thématique (Stella Scape au Pavillon de Namur, Derrière les étoiles au Cube Garges et Encoder l’espace au CDA d’Enghien-les-Bains à la rentrée), une même question revient : la dimension scientifique de ces œuvres est-elle une finalité ultime ou ces dernières servent-elles avant tout de canevas pour des expériences d’un autre type, d’une autre magnitude ?

Si Barthélemy Antoine-Loeff reconnaît être en discussion constante avec des spécialistes en blouse blanche, il s’autorise également à sortir de la véracité scientifique pour tendre vers un propos plus poétique : « Que ce soit pour Disqualifier l’univers ou Soleil noir, je n’exprime pas une vérité, mais une sensibilité née de discussions que l’on a eu avec les chercheurs. C’est un point de vue esthétique né des interrogations de ces derniers. »

Même constat du côté de François Quévillon : « J’ai débuté Météores plutôt intuitivement alors que j’étais en résidence au parc national du Gros-Morne à Terre-Neuve. Je travaillais à ce moment sur un corpus d’œuvres lié aux véhicules autonomes (Conduite algorithmique, Manœuvres, entre autres) ; un sujet qui peut sembler complètement différent a priori mais dont un des fils conducteurs est la perception robotique du monde. J’allais régulièrement faire des randonnées dans les Tablelands. C’est l’un des rares endroits où des fragments du manteau de la Terre sont exposés. Riche en métaux lourds et pauvre en nutriments nécessaires pour soutenir la vie, la péridotite orangée qui constitue cette formation géologique évoque des paysages extraterrestres. Météores 3542, 3647, 3686 et 3763 sont des animations bouclées qui montrent des numérisations 3D de ces roches qui défient la gravité, la solidité ou l’opacité. Elles rappellent l’exploration robotique de Mars, ainsi que certains effets physiologiques et psychologiques des dispositifs de réalité étendue, tels que les sensations de vertige, de désincarnation et de désorientation. Chaque scène est un monde en soi, avec sa propre atmosphère où les lois de la physique sont réinventées. »

Trois écrans vidéo représentant différentes topologies de la Terre depuis l'ISS.
Space Dreams, vidéo, 2020 ©Refik Anadol/ELEKTRA

Au moment de conclure, on pourrait également citer Space Dreams de Refik Anadol, qui transforme un vaste ensemble de données de 1,2 million d’images capturées à partir de la Station spatiale internationale (ISS), ainsi que des images satellites supplémentaires des topologies de la Terre, en un tableau de données dynamiques, généré à l’aide de l’intelligence artificielle et offrant une forme d’esthétique cartographique d’avant-garde. C’est là l’énième exemple d’un artiste explorant la vie hors des frontières terrestres, simulant informatiquement l’univers et l’imaginaire qu’il génère. C’est aussi là la manifestation de ce que doit être l’art : la traduction via le sensible des notions difficilement compréhensibles, un outil rappelant à quel point certaines choses échappent au contrôle humain, un regard favorisant la multiplicité des interprétations afin de formuler de nouvelles perspectives sur l’évolution de la Terre et les mystères qui nous entourent.

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