Déconstruire les mythes dominants, repenser l’identité des populations colonisées, présenter les esclaves autrement que comme des victimes, etc. À l’évidence, toutes ces questions agitent l’inconscient d’un grand nombre d’artistes numériques. La preuve par dix.
Récemment, dans les pages de Fisheye Immersive, l’artiste Serwah Attafuah clamait haut et fort : « J’ai décidé d’œuvrer au nom de ma communauté, de mettre en avant un message. Et le plus beau, c’est que le numérique me permet de le diffuser partout, en permanence ». Entendons-la comme le signal fort d’une révolution déjà en cours.
Face au peu de place qui leur est fait au sein des institutions d’art, nombre d’artistes non-occidentaux ou ayant grandi au sein d’une culture impactée par l’esclavage ou le colonialisme investissent les territoires virtuels. Face aux représentations erronées et stigmatisantes de leurs identités, ils et elles prennent ainsi en main leurs récits et sabotent les mythes dominants de l’homme blanc. Et face aux biens culturels spoliés par l’Occident, ils en produisent de nouveaux – digitaux – qui ne peuvent ni être physiquement possédés, ni empêchés de circuler par-delà les frontières…
C’est dire si, oui, une nouvelle génération d’artistes s’empare de la création numérique pour émettre une pensée postcoloniale. Leur objectif commun : se charger eux-mêmes de leur émancipation, et réparer les injustices subies par leurs communautés depuis des siècles. En voici dix noms, insubordonnés, clairvoyants, activistes, loin d’attendre l’aval des grandes galeries et foires d’art pour manifester leurs voix.
Serwah Attafuah
Ses personnages féminins en 3D, entre influences afro-futuristes et esthétique cyberpunk, imposent de nouvelles icônes. En tant que femme noire vivant dans un pays envahi et dominé par les blancs, l’Australienne Serwah Attafuah a cruellement manqué de modèles qui lui ressemblent pour se construire. Un problème ? Oui, mais également un électro-choc. Là où la culture mainstream valorise sans cesse l’image d’une femme au teint diaphane, filiforme et par-dessus tout soumise aux désirs masculins, ses figures à elle sont à des années lumières de ces stéréotypes coloniaux-patriarcaux. Elles ont les cheveux crépus, sont puissantes, spirituelles, connectées aux technologies et à la nature environnante, telles des déesses ou des amazones 2.0.
Linda Dounia
D’origine sénégalaise, Linda Dounia rêve elle aussi à d’autres futurs possibles, de préférence décolonisés. À la croisée de l’art digital, de la vidéo et des NFT, ses oeuvres parlent du corps, de dépossession, du traumatisme, mais également de guérison. Si ces dernières tendent parfois à l’abstraction, c’est dans l’idée de résister aux formes de prédations et d’exotisme courantes dans les représentations de l’image des corps des femmes noires.
Joel ‘Kachi Benson
Tellement de conflits et de situations chaotiques, loin de notre vue, découlent pourtant de la colonisation en Afrique. Pour s’en porter témoin, Joel ‘Kachi Benson explore un nouveau genre de narration à travers des documentaires en VR. C’est notamment le cas de son film In Bakassi (2018) qui nous immerge dans la vie de l’un des plus grands camps de déplacés du nord-est du Nigéria. En toile de fond, la conviction que la VR est une excellente manière d’extirper le monde de son indifférence et de nous faire sentir concernés par le sort des autres, même s’ils se trouvent à des centaines de kilomètres de notre réalité.
Christelle Oyiri
Voilà plusieurs années que la Française a plusieurs cordes à son arc, toutes aussi vibrantes et communicatives. Celle de DJ de la scène underground sous le nom de Crystallmess, avec des influences allant du zouk au dancehall sans oublier l’afrotrance. Ainsi que celle d’artiste digitale. Avec, toujours, ce souci de visibiliser les sub-cultures de la diaspora africaine et leurs expressions sous des formats pop trop longtemps dévalués (karaoké multimédia, clips…). Dans son vidéo-montage Hyperfate, elle rend par exemple hommage aux grands rappeurs qui, malgré leur succès, ont subi un destin tragique dicté par les ressorts racistes de nos sociétés.
Natasha Tontey
Qu’importe que ses œuvres se présentent sous forme d’animations 3D, de collages visuels, de fenêtres en cascade, Natasha Tontey aime les monstres, les pierres parlantes, les têtes à langue fourchue, etc. En Indonésie, où son ethnie d’appartenance est opprimée, ces différents éléments lui servent à dénoncer le pouvoir de contrôle que possède la peur sur les individus. L’idée ? Tourner cette notion de contrôle en dérision, en témoigne la présence récurrente dans ses œuvres du cafard, cet insecte « nuisible » disqualifié par les humains qui s’illustre pourtant par son pouvoir de résistance et que Natasha Tontey érige en emblème fétiche.
Hyphen-Labs
Entre les mains de ce collectif international de femmes de couleur, la VR se veut être un outil magique pour produire des mises en situation : faire sentir le monde à leur place, décrypter leurs peurs, leurs espoirs… À mi-chemin entre récit intime et science-fiction, ces artistes nous plongent dans un laboratoire immersif qui élabore des accessoires répondant aux problèmes spécifiques qu’elles rencontrent, liés aux violences policières, aux discriminations et au contrôle exaspérant de leur présence au sein de l’espace public (écharpes pour déjouer la reconnaissance faciale, extensions de cheveux qui nous embarquent dans un monde onirique et « safe » sur commande…)
Henri Tauliaut
L’une de ses oeuvres est une sorte de jeu vidéo qui permet au spectateur de rencontrer des divinités aquatiques afro-caribéennes (Water Divinity). Une belle illustration de la vision d’Henri Tauliaut, pour qui les médiums immersifs et interactifs sont un moyen de produire une vision positive des cultures ancestrales, ainsi que de les vivifier. C’est que ces mythes fondateurs n’ont aucune raison de s’effacer sous les technologies nouvelles : Henri Tauliaut dit ainsi faire en sorte d’inspirer les nouvelles générations à créer leurs propres images, reflets de leurs racines, de leurs croyances, de leurs imaginaires…
Seumboy Vrainom :€
Si Seumboy Vrainom :€ place un poste d’ordinateur au centre de ses installations interactives, c’est pour signifier les ambivalences de l’outil dont il dépend au quotidien : Internet, qu’il envisage comme une mine de savoirs, de mémoire et de faits sur l’histoire coloniale qu’il encourage à approcher avec un regard biaisé, ne serait-ce que pour perpétuellement réinterpréter et déconstruire ce que l’on y découvre. Artiste archéologue et critique du web, cet « apprenti chaman numérique », basé en France, poursuit ce travail de fourmi sur sa chaîne youtube Histoires crépues.
Morehshin Allahyari
Séduisantes au premier abord, les sculptures de Morehshin Allahyari, qui utilisent les techniques de la modélisation et de l’impression 3D, sont là pour nous hanter. L’artiste iranienne y agglomère des symboles de l’impérialisme occidental, des crânes, des déchets du monde capitaliste avec une même idée en tête : clamer haut et fort que tous ces éléments sont représentatifs d’un même mal loin d’être réglé. Entre mysticisme et activisme, elle réveille au passage des déesses et djinns aux forces chaotiques, dont la matérialisation du virtuel vers l’objet physique est censée venir perturber l’ordre du monde.
Gotuya
Ne vous méprenez pas : si Gotuya crée des mondes immersifs en VR, invitant le public à déambuler dans un folklore thaïlandais un peu surfait (les éléphants, les temples, les pagodes…), ce n’est pas pour chanter la gloire de cette culture « vitrine ». Artiste critique du pouvoir dictatorial et d’un tourisme de masse dévastateur, ses fresques digitales à cadence accélérée incitent au contraire à reconnaître la dimension néocoloniale des occidentaux, de leurs habitudes lorsqu’ils voyagent à l’étranger. Concernant Gotuya, nul besoin de franchir les frontières pour découvrir son regard subtil et subversif, évocateur d’une autre culture thaïlandaise, garantie authentique et locale.