Que ce soit à travers le dispositif immersif Solarium, un double-écran de verre conçu comme une surface projetée fantasmée, ou sa toute première expérience VR, A Conversation with the Sun, le cinéaste et artiste visuel Apichatpong Weerasethakul met l‘accent sur les arts numériques et entraîne le public avec encore plus de prégnance dans les méandres captivantes de son univers filmique, plastique et esthétique.
Les films d’Apichatpong Weerasethakul sont un peu comme un écran-monde dans lequel il nous invite avec la délicatesse de l’hôte recevant précieusement son invité. Dans son travail visuel plus large, intégrant ses installations vidéo, le cinéaste thaïlandais, palme d’or à Cannes en 2010 pour son onirique Oncle Boonmee, élabore avec la même préciosité un rapport contemplatif à l’image, un éloge à la lenteur, où se déploient des éléments filmiques souvent récurrents, liés à la nature (la jungle thaïlandaise apparaît fréquemment, mais on peut aussi trouver un bout de plage sur son installation vidéo Memoria, Boy at Sea), au rêve, au souvenir et à la mémoire.
Son rapport au cinéma expérimental est très fort – il s’y est notamment frotté lors de son passage au Arts Institute de Chicago, y trouvant une équivalence à sa passion pour l’architecture contemporaine et le cinéma thaïlandais -et transcende souvent la pureté de ses mises en scène. Une démarche très scénographique qui se retrouve idéalement dans l’invitation que lui a adressé le Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne (lire notre newsletter éditoriale #35), dans l’idée d’explorer judicieusement toutes les facettes de son travail.
Déambulation flottante des Particules de Nuit
Entre rétrospective intégrale de ses films et vidéos, mais aussi mise en scène ses installations filmiques situées dans la pénombre propice et paradoxale de l’ancien solarium-pavillon de l’atelier Brancusi, la proposition est aussi éloquente que minimaliste. Particules de Nuit est ainsi une exposition prenant avec douceur le contre-pied du travail in-situ, filtrant la lumière, du sculpteur Constantin Brancusi. Ici, Apichatpong Weerasethakul invite à une déambulation nocturne ponctuée du seul éclairage des images projetées. Les dispositifs sont aussi sobres que variés, allant des mini-projections de séquences individuelles de son journal de bord (Video Diairies) aux écrans circulaires en suspension de Seeing Circles, où les images sont souvent filmées avec des caméras de poche aux qualités de prise de vue spécifiques (chaleur mémorielle, détails de proximité, clichés cliniques/organiques captés au plus près). En fond sonore, l’habituel tissage du cinéaste se meut, via une bande-son fantomatique composée du piano de l’incontournable Ryuichi Sakamoto et de sources sonores concrètes ambiantes toutes aussi diffuses.
Comme des particules nocturnes, ou des aérosols happés par le rayon de lumière des projecteurs, on flotte littéralement dans l’espace en traversant l’obscurité et en piochant les nombreux détails rompant avec la continuité plastique de films tels que Oncle Boonmee, Celui Qui Se Souvient De Ses Vies Antérieures ou Cemetery of Splendour. On perçoit ainsi mieux le rapport politique souvent sous-jacent des films d’Apichatpong Weerasethakul, transparaissant en filigrane de vidéos comme Haiku, et surtout des plans de Diaries, où pointent prises de vue de foules, d’hôpitaux, voire de militaires en action dans la jungle, tandis que l’exposition Particules de Nuit offre une petite surprise et un grand moment d’intimité immersive avec le dispositif Solarium, qui marque un premier pas du créateur thaïlandais vers la rencontre entre prisme science-fictionnel et nouvelles technologies.
Inspiré d’un film d’horreur thaïlandais de 1981, The Hollow-Eyed Ghost, le dispositif Solarium – nom prédestiné au lieu, même si la pièce a été créée en 2023 pour la Biennale de Thaïlande à Chiang Rai – se présente sous la forme de deux parois vitrées qu’entourent les spectateurs, assis à proximité. Celles-ci servent de réceptacle aux images projetées tirées du film – en l’occurrence, celles de l’acteur Banlop Laomnoi, que Weerasethakul a fait tourner plus tard dans son film Tropical Malady – et à leur interaction avec une autre série de projections : des jeux d’inflexion lumineuse, de flickers, de transparence et d’ombres, rappelant autant les expérimentations d’Hans Richter, de Marcel Duchamp ou de Fernand Léger que certaines conceptualisations visuelles issus de la pop culture – les yeux flottant évoquant presque le fameux œil du groupe The Residents par exemple.
« Le fantôme, comme un cinéaste, est toujours à la recherche d’un dispositif pour faire l’expérience de la lumière. »
L’effet général est très contemplatif, renvoyant en écho des images presque anémiées par l’intangibilité de scènes qui se répètent à l’écran avant de fuir au sol ou dans l’espace environnant. Comme l’indique Apichatpong Weerasethakul dans les notes du programme, cette rencontre entre son souvenir du fantôme dans le film et ces mouvements de lumière « module le visible et l’invisible ». Et de poursuivre : « Le fantôme, comme un cinéaste, est toujours à la recherche d’un dispositif pour faire l’expérience de la lumière ». Il faut bien avouer que l’apparition progressive d’un gros globe lumineux blanchâtre au centre du dispositif, agissant comme l’intrusion d’un soleil naissant, stimule bien cette impression d’expérimentation de la lumière que ressentent les spectateurs présents.
Une conversation en réalité virtuelle avec le soleil
Cette allusion quasi rétinienne au soleil est essentielle car elle anime ce qui est sans doute le point d’orgue du programme de cette carte blanche à Apichatpong Weerasethakul. Dans la grande salle de Beaubourg, l’astre premier, symbole de lumière, est en effet au centre du tout premier dispositif de réalité virtuelle jamais créé par le cinéaste : le très symbolique A Conversation with the Sun. S’il ne s’agit pas de sa première création performative – son dispositif Fever Room, déjà présenté au Festival d’Automne en 2016, avait marqué les esprits en mettant en scène les sièges vides d’un théâtre lugubre, titillant déjà les principes d’exploration flottante d’un univers fictif d’outre-monde -, A Conversation with the Sun va beaucoup plus loin en termes d’intensification de l’expérience exploratoire et méditative du spectateur, grâce au croisement de la déambulation physique, de la contemplation passive et de l’usage technologique des casque Oculus Quest de réalité virtuelle comme vecteur d’immersion amplifiée.
Là encore, en pénétrant dans la première salle du dispositif, on se heurte à l’univers esthétique et plastique le plus récurrent du créateur. Sur un grand écran central recevant une image différente sur ses deux faces – pour inciter à se déplacer autour -, on retrouve différents plans d’ambiance, de bribes de nature et de personnages familiers des films d’Apichatpong Weerasethakul. Parmi ceux-ci, beaucoup dorment, d’autres vaquent à leur tâche du quotidien, avec toujours ce mélange de lenteur, de douceur et d’abandon, laissant l’impression de plonger progressivement le visiteur dans une certaine apathie. En fond sonore, là aussi, se retrouvent les fines notes de piano de Ryuichi Sakamoto, dont la fluidité et la sensibilité s’avèrent incroyablement opérantes avec les images de Weerasethakul.
Mise en sommeil
Alors que l’on commence soi-même à tourner autour de l’écran, on s’aperçoit que certains spectateurs – ceux entrés quelques minutes avant – sont déjà équipés de casques VR et perçoivent visiblement d’autres choses que nous. Ce point est essentiel car il illustre l’idée de « changement physique, de compréhension ou de prise de conscience de notre mémoire » induite par l’installation dans sa globalité, et soutenue par l’imbrication de ce déplacement des spectateurs aperçus et des sons entendus. « Au fur et à mesure de la performance, vous devenez conscient qu’il existe plusieurs niveaux de réalité, et qu’ils sont donc subjectifs et illusoires », explique Apichatpong Weerasethakul.
« La VR est cruciale pour comprendre la façon dont nous entendons définir la réalité »
Quand l’expérience VR débute et que l’on s’affuble des casques de réalité virtuelle, le processus d’immersion passe donc à l’étape suivante. On découvre tout d’abord le même écran central, avec la même image d’une dormeuse fixée en plein sommeil. Puis, progressivement, d’autres écrans apparaissent, avec d’autres dormeurs figés sur des murs immatériels. Une scénographie multi-écrans se met en route, inondant l’espace jusqu’à ce que sorte de terre le fameux globe solaire blanchâtre, grossissant sans cesse jusqu’à occuper pleinement tout cet écosystème visuel qui se transforme lui aussi en un paysage minéral, digne du fond d’un océan ou de l’intérieur d’un volcan. Rapidement, les dimensions se font de plus en plus vertigineuses, tandis que l’on semble décoller du sol pour entamer une sorte de voyage astral. La « conversation » est engagée, et elle nous laisse effectivement bouche bée.
La réalité virtuelle, bien plus qu’une évolution cinématographique
Comme l’indique Apichatpong Weerasethakul, le choix de la réalité virtuelle pour ce projet résulte d’une certitude : à l’entendre, ce médium constituerait en effet un prolongement naturel de l’évolution du cinéma, même si son potentiel perceptif s’est révélé à lui d’une façon beaucoup plus manifeste. « J’ai découvert qu’il s’agissait bien plus que d’une évolution cinématographique, précise-t-il au sujet de la VR. C’est une combinaison du théâtre, du cinéma et de tout le reste (…) quelque chose de crucial pour comprendre la façon dont nous entendons définir la réalité. »
La réalité, en effet, n’est finalement pas bien loin, du moins dans le champ expressif et visuel que Weerasethakul met ici en action. Un peu comme dans l’approche plastique du réalisateur VR taïwanais Hsin Chien-Huang, en particulier dans ses films To The Moon (avec Laurie Anderson) et The Eye And I (avec jean-Michel Jarre), la volonté de s’éloigner du graphisme d’animation de moteur de jeu vidéo, encore beaucoup trop présent dans l’imagerie de la réalité virtuelle, saute aux yeux. Le réalisme des éléments naturels, la texture des roches, l’impression vivante de l’idole de pierre transparaissent dans l’atmosphère tamisée générale.
Comme chez Hsin Chien-Huang, le travail sur les sensations de vertige et de spatialisation – qui se manifeste notamment dans l’emballement final, où le décor bascule subitement pour nous happer vers des hauteurs infinies où trônent, non plus un, mais de multiples soleils – maximise le phénomène perceptif du spectateur, donnant une tonalité finalement très réaliste, quoique toujours indiciblement onirique au narratif de l’expérience. Avec cette expérience scénographique et immersive multiple, où la réalité virtuelle tient le rôle du maître de cérémonie, Apichatpong Weerasethakul confirme qu’il n’a pas encore fini de nous surprendre. S’il s’empare désormais des outils de la culture numérique pour nous entraîner encore plus profondément au seuil de son écran-monde, c’est sans doute toute la dimension cinématographique de son travail qui n’en sera que davantage galvanisée.