Art numérique : de la nécessité de travailler à plusieurs

Art numérique : de la nécessité de travailler à plusieurs
©Sam & Andy Rolfes

Loin de l’image du sculpteur ou du peintre façonnant son œuvre seul dans son atelier, la création numérique implique bien souvent un travail collaboratif. Adrien M & Claire B, le studio u2p050, Scenocosme… À deux, trois ou plus encore, ces artistes créent à plusieurs, sollicitent parfois l’aide de studios extérieurs et multiplient ainsi les points de vue dans des œuvres plus hybrides que jamais. Quitte à laisser l’ego de côté ?

« Travailler en duo est pour moi une nécessité. J’ai du mal à le faire seule. Je m’enrichis du regard des autres. Mes collaborateurs voient dans mes travaux en cours des défauts que je ne perçois pas. Leur regard m’apporte le recul dont j’ai besoin ». D’entrée de jeu, Blanche Lafarge semble vouloir clarifier la nécessité de travailler à plusieurs, notamment auprès de sa sœur jumelle, Louise, avec qui elle collabore étroitement depuis la réalisation de leur premier film commun, en 2018. Certains seraient tentés de penser qu’une telle pratique pourrait être due à leur gémellité. Blanche n’élude pas cette hypothèse, mais elle l’explique davantage par le fait qu’elles se complètent.

Après tout, chacune a son domaine d’expertise : la sculpture et la 3D pour Blanche, l’écriture et le son pour Louise. Involontairement, l’une pousse l’autre dans ses retranchements et l’incite à sortir de sa zone de confort. « N’étant pas une spécialiste de la 3D, Louise peut me proposer des choses que moi j’aurais écartées, les jugeant trop vite irréalisables, précise Blanche. Ainsi, elle me force à m’interroger ou à chercher des solutions ».

Une forme aquatique, semblable à un être humain, cours dans un décor rempli d'eau générée numériquement.
Au seuil du bord, je glisse, 2023 ©Blanche et Louise Lafarge

Partage de connaissances

« De retour de l’école primaire, mon frère et moi, en plus d’interviewer des musiciens et des artistes, nous dirigions un collectif qui imprimait, emballait et vendait des t-shirts. » Traduction : Sam & Andy Rolfes ont commencé à travailler ensemble dès leur plus jeune âge, en parfaite osmose. Mais pas que : désormais, l’un prend parfois le dessus sur l’autre, ou apporte des idées auxquelles l’autre n’aurait pas pensé. Tout, finalement, est une question de complémentarité, de lâcher prise, et de confiance mutuelle. « Quand nous travaillons à deux, nous nous partageons les tâches, puis nous nommons un directeur, lui ou moi, détaille Andy. Pendant le projet, c’est le directeur qui aura le dernier mot, ce qui nous a appris à devoir faire des concessions. »

Pour les projets plus importants, notamment ceux gérés au sein de leur structure commune, Team Rolfes, les deux frangins ont également pris l’habitude de se partager le travail en fonction de leurs compétences respectives. « Généralement, poursuit Andy, je supervise les équipes techniques spécialisées dans la 3D et la VR. Nous sculptons des blocs et des formes de base, avec des proportions et des angles, en espérant que Sam ne saccagera pas notre travail ensuite [rires]. Ses équipes gèrent la création des scènes ». Un tel processus n’a évidemment rien d’anodin au sein du paysage numérique : de fleuryfontaine à Émilie Brout & Maxime Marion, d’Adrien M & Claire B à Smith & Lyall, d’Operator à Visual System, tous cassent cette image de l’artiste démiurge, isolé dans son atelier et touché par la grâce. À chaque fois, ces duos sollicitent d’autres artistes (creative technologists, musiciens, animateurs 3D, etc.). À chaque fois, leurs œuvres naissent de multiples discussions et d’allers-retours entre différentes idées.

Boite de nuit virtuelle avec des écrans à 360°.
Harlecore, boîte de nuit virtuelle imaginée par l’artiste hyperpop Danny L Harle ©Sam & Andy Rolfes

Tour à tour directeur artistique puis exécutant

Avec sa sœur, Blanche travaille quasiment de la même façon. Au départ, par facilité, puis par intérêt artistique. « Pour mon premier film, une réflexion sur l’apparence et l’intellect des robots humanoïdes femmes, j’avais besoin d’une comédienne. J’ai proposé à Louise le rôle ». Laquelle, au fil du temps, s’est prise au jeu, au point de s’impliquer rapidement dans le travail d’écriture. Logiquement, Blanche et Louise ont donc réalisé un second film ensemble. Pour l’imaginer, elles se sont inspirées du livre de Legacy Russell, Glitch Feminism: A Manifesto qui traite de ce bug dans la matrice comme source de libération et qui permet d’envisager une infinité de genres. « J’ai souhaité retranscrire cette idée en images », complète Blanche.

En scannant sa sœur en mouvement à l’aide d’une machine peu perfectionnée, elle s’est confrontée à des glitchs. Plutôt que de tenter de les corriger, elle a souhaité les faire exister pleinement. Pour cela, elle en fait des sculptures basées sur une armature de grillage recouverte d’une sorte de papier mâché artisanal constitué d’enduit, de résine et d’acrylique. Une fois réalisées, elle les numérise pour les injecter dans ses films. « J’aime bien cette idée de passer du monde réel au virtuel et vice-versa », souligne Blanche. Mais attention ! Le temps de cette opération, Louise a également son mot à dire. Chacune est la directrice artistique de l’autre. Pour le son, c’est pareil. Les rôles sont inversés. À Blanche de valider le travail de Louise.

Repousser les limites

Pour que de tels projets puissent voir le jour, il faut donc que chacun sache mettre son ego de côté – chose dont les artistes, traditionnellement, c’est là ce qui fait leur singularité, sont loin d’être dépourvus. « Clairement, sans la présence d’Ilan (J. Cohen, ndr), je n’aurais pas pu aller aussi loin, que ce soit dans mon approche de la réalité virtuelle ou le déploiement de mon propos, très intime », nous confiait récemment Marion Burger, dont le film VR Empereur a remporté Prix de la Réalisation Venice Immersive à la 80ème Mostra de Venise en 2023.

Alors qu’ils viennent de terminer 321Rule, Sam & Andy Rolfes abondent dans le même sens. Parce que le spectacle est la somme de tout leur savoir-faire. Parce qu’il s’agit là d’une expérience théâtrale 3.0, conjuguant Unreal Engine, marionnettes virtuelles, capture de mouvement, performance scénique et musique live. Et parce qu’ils sont convaincus que l’art gagne (en ampleur, en complexité, en profondeur) à être envisagé par le prisme d’une collaboration. Preuve en est qu’une œuvre, intimiste ou grandiose, peut avoir plusieurs pères ou mères créateurs !

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