Depuis une décennie, Cécile B. Evans navigue entre différents médiums artistiques. Orchestrant un va-et-vient constant entre le numérique, la sculpture ou encore l’acting, son art s’intéresse tout particulièrement aux émotions, à leur valeur et à leur persistance une fois confrontées aux structures idéologiques et technologiques des sociétés contemporaines. Son dernier projet, Reality or Not, en est l’exemple parfait, et offre l’opportunité à l’artiste américano-belge de revenir longuement sur son processus créatif.
Cela fait maintenant dix ans que tu officies au sein du champ de l’art, une période suffisamment longue pour se permettre de regarder dans le rétro. À 40 ans, si tu ne devais retenir que certaines de tes œuvres, lesquelles choisirais-tu ?
Cécile B. Evans : Hyperlinks or It Didn’t Happen (2014) et What The Heart Wants (2016) font partie de ce que l’on pourrait considérer comme une trilogie accidentelle avec Reality or Not – mon dernier projet. Ils sont similaires à de nombreux points de vue, notamment parce qu’ils interrogent des questions universelles urgentes, que le public peut ici envisager sous différents angles.
Un autre travail auquel je pense est Amos’ World, un projet plus spécifique et historique, construit comme un show télévisé à propos d’un lotissement social progressiste. L’architecte qui l’a conçu et son groupe de locataires sont de plus en plus atteints socialement par l’environnement actuel. J’y vois un parallèle avec les technologies d’aujourd’hui et les structures sociales qu’elles créent.
« Je ne veux pas que quelqu’un regarde mes œuvres et se dise que telle perception de ce qui se passe dans le monde est mon point de vue. »
Tes projets se construisent en plusieurs étapes et nécessitent de nombreux mois de travail. Au point d’influer sur ton quotidien et d’impacter ta vie personnelle ?
Cécile B. Evans : Oui, tous. Ils prennent le contrôle de ma vie, dans le sens où je suis totalement investi.e dans leur création. Chacun d’entre eux est vraiment personnel, même si ce n’est pas quelque chose qui transparaît lorsque vous les découvrez. Je ne suis pas le sujet, je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de particulièrement introspectif. Ce qui n’empêche pas mes projets d’être personnels dans le sens où je suis complètement obsédé.e et frustré.e par l’impossibilité de répondre à ces questions. Lorsque je m’interroge sur un sujet, cela occupe mon quotidien, je ne peux quasiment parler que de ça. Le reste passe en arrière-plan.
Penses-tu être une personne obsessionnelle ?
Cécile B. Evans : Ce n’est pas vraiment une obsession. C’est juste qu’une fois que je vois quelque chose, je ne peux plus y être aveugle et imperméable. Je dois l’explorer jusqu’au bout.
Cette volonté d’explorer une question jusqu’au bout, on la retrouve dans tes œuvres, où se côtoient différents médiums : la vidéo, l’acting, le numérique ou la sculpture. Comment envisages-tu ton approche créative ?
Cécile B. Evans : Tout d’abord, c’est sain de se pousser à toujours faire plus et à explorer sans cesse de nouvelles choses. Et puis cela vient très naturellement : il y a d’abord la thématique, puis naissent les personnages parce que j’ai inévitablement besoin de discuter du sujet, d’aborder toutes les nuances qui vont avec. Par exemple, dans Reality or Not, j’ai tout de suite su que je voulais travailler avec ce groupe d’étudiant.e.s. Je trouvais que le live action était bénéfique à mon propos et qu’il pouvait me permettre de retranscrire les choses telles qu’elles étaient.
Je sais que ces personnages existent dans cette matérialité, mais un personnage comme celui d’Emma – qui est une ancienne femme au foyer devenue hackeuse – se devait, pour moi, d’être constamment entre deux états. On devait comprendre qu’elle est en changement perpétuel, dans un état psychologique qui lui permet de prendre certains risques.
Ces différentes matérialités et immatérialités font sens et sont importantes parce qu’elles m’aident à éviter une certaine homogénéité esthétique. Je ne veux pas que quelqu’un regarde mes œuvres et se dise que telle perception de ce qui se passe dans le monde est mon point de vue. Non, j’explore différents aspects d’une question qui me semblent importants à prendre en compte.
« J’ai toujours eu de l’intérêt pour les émotions, la manière dont elles circulent, se transmettent, se reproduisent, comment elles sont utilisées au sein de la société. »
Tu parles des questions que tu explores dans tes projets. Celles-ci sont souvent sociales comme dans Amos’ World, voire sociétales. On sait aussi que ta prochaine œuvre se concentrera sur la mémoire. Comment choisis-tu les questions que tu abordes ?
Cécile B. Evans : Je pense que ça vient naturellement. Pour Reality or Not, par exemple, c’est parti du show de téléréalité The Real Housewives. J’ai commencé à regarder parce que c’était un phénomène culturel facile à suivre. Mais à force de regarder, quelque chose de vraiment étrange s’est produit, notamment en ce qui concerne certains des sujets idéologiques et politiques auxquels je réfléchissais. Ayant grandi aux États-Unis – un pays qui, on le sait, a une forte influence sur la scène géopolitique -, j’y ai appris que celui qui contrôle le récit a d’office davantage de pouvoir. Dans The Real Housewives, c’est précisément ce qu’il s’est passé lorsque les candidats ont commencé à s’éloigner du récit de la production pour en récupérer le contrôle. D’un point de vue artistique, je trouvais ça intéressant de parler de la perte de valeur de cette réalité.
Explorer de telles problématiques, politiques, technologiques ou idéologiques, impliquent de nombreuses recherches, non ?
Cécile B. Evans : Pour mon prochain projet, centré sur la mémoire, je commence déjà à prendre des notes sur les choses que je remarque. Cela peut être une interview, un livre, un tweet, peu importe. Je collecte tout ça et certains modèles commencent à émerger. Je me rends compte qu’un doute se pose : « la mémoire est-elle physique ou non ? ». À partir de là, je prête une grande attention à ce qu’il se passe au sein de mon quotidien. C’est à ce moment-là que les personnages apparaissent et que je commence à demander conseil à des experts, qu’ils soient scientifiques, historiens, programmeurs, etc. C’est une manière de vérifier que mon hypothèse se vérifie et peut se transformer en script. Enfin, je m’entoure d’une équipe pour le côté technique du travail avant de m’occuper de la production. La seule chose que je réalise vraiment seul.e est le montage.
Ces dix dernières années, as-tu l’impression d’avoir fait évoluer ton approche ?
Cécile B. Evans : Je ne pense pas être capable de dire à quel point les choses ont évolué, ne serait-ce que parce que j’ai inévitablement évolué avec, en parallèle. Je manque de recul… Ce que je peux dire, malgré tout, c’est que je travaille mieux avec les gens. Aussi, j’ai désormais conscience que mes différents travaux peuvent être reliés au fait que j’ai commencé comme auteur.rice. J’ai toujours eu de l’intérêt pour les émotions, la manière dont elles circulent, se transmettent, se reproduisent, comment elles sont utilisées au sein de la société. Puis, au fur et à mesure, j’ai été en contact avec différentes structures sociales et me suis rendu.e compte de notre incapacité à adapter nos sentiments et émotions aux schémas rigides qui s’imposent dans la vie quotidienne. Je ne sais donc pas si mon approche a évolué, mais je suis convaincu.e de développer des projets qui réfléchissent notre société.
Tu disais ne pas vouloir exposer ton point de vue personnel. Comment parviens-tu à aborder ces sujets sans verser dans le propos moralisateur ou la prise d’opinion ?
Cécile B. Evans : Si mes œuvres ne donnent pas de réponses, c’est tout simplement parce que je n’aurai sans doute jamais les réponses à ces questions. Il y a des moments de vie où je suis certain.e d’exister et j’observe – « ok, quelque chose se passe et change » -, mais je ne suis pas là pour trouver des réponses. Je peux seulement mettre le plus d’ingrédients possibles afin que les gens trouvent leur propre position. C’est devenue ma manière d’approcher la création et de naviguer à travers ces différentes questions. Mais donner des réponses ça ne m’intéresse pas, si cela avait été le cas j’aurais fait de la politique ou de la médecine, j’aurais travaillé dans des domaines où les gens sont formés pour trouver des solutions. En tant qu’artiste, je ne peux pas promettre de réparer quelque chose. C’est au-delà de mes capacités.