Directeur adjoint du Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, Didier Ottinger est le commissaire de l’exposition Surréalisme, présentée jusqu’au 13 janvier 2025 à Beaubourg. Ici, il réfléchit aux connexions possibles entre les pionniers du mouvement (André Breton, René Magritte, Max Ernst) et les artistes œuvrant au sein de l’ère digitale.
Au moment de penser l’exposition Surréalisme, a-t-il été question d’inviter des artistes contemporains, notamment ceux inscrits dans le champ de la création numérique ?
Didier Ottinger : On en a effectivement évoqué l’hypothèse. Des universitaires avec qui je travaille sur ces questions-là m’ont d’ailleurs conseillé d’aller vers tous ces artistes qui modélisent des rêves. Par curiosité, je me suis par exemple rendu à l’exposition d’Obvious, Imagine, à la Danysz Gallery. J’ai tenté de comprendre comment les termes utilisés dans les prompts étaient traduits en images, une méthode qui se rapproche à l’évidence des principes du surréalisme. Hélas, je trouve les propositions visuelles dans ce domaine encore assez peu abouties, voire passablement indigentes. Étant guidé par un regard plus traditionnel, je suis avant tout intéressé par le résultat, non par l’intention.
Vous trouvez que les œuvres réalisées via l’IA ne sont pas encore au point visuellement ?
DO : C’est effectivement encore assez pauvre au regard de l’imaginaire que cette technologie cristallise, du fantasme qu’elle peut susciter chez un spectateur. C’est plein de cliché, de stéréotype, de déjà-vu… De ce que je connais, de ce que j’ai vu, ça ouvre finalement peu de porte… Mais je ne demande qu’à changer d’avis, me rappelant notamment que les critiques étaient extrêmement dures au moment où est apparu un supposé art vidéo. On pensait que ça n’existerait pas. Or, on se rend bien compte aujourd’hui que des propositions de ce genre sont extrêmement convaincantes.
Concrètement, que regrettiez-vous au moment de quitter l’exposition d’Obvious ?
DO : J’ai trouvé assez comique, voire ironique, leur volonté de placer leurs images dans des cadres qui sont ceux des musées traditionnels. Ça me semble être un contresens total, quelque chose qui tient du hiatus un peu ridicule. Pourquoi ? Parce que leurs images n’ont pas grand intérêt à être matérialisées. Il vaut mieux les projeter, concevoir autour d’elles une installation plutôt que de les fétichiser à ce point dans des cadres qui renverraient, par assimilation visuelle, aux grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. C’est comme mettre une télé dans un cadre du 17ème siècle, vous voyez ?
N’est-il pas permis au contraire d’y voir là une volonté de subvertir l’image, selon une approche artistique autrefois chère à André Breton ?
DO : Il faut revenir en arrière. Le surréalisme, c’est avant tout une méthode expérimentale. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la toute première image de l’exposition est celle d’un André Breton regardant l’œilleton d’un microscope. Celle-ci rappelle que les surréalistes étaient des physiciens, des médecins de formation qui pratiquaient un art de l’expérimentation, et que toute la méthode qu’ils mettaient en œuvre pour l’écriture automatique, et qui sera ensuite développée par Max Ernst avec ses frottages ou André Masson avec ses peintures de sable, est au fond une méthode expérimentale. Dès lors, on pourrait résumer le surréalisme à ce principe de mise en présence d’éléments dont l’interaction va faire émerger des formes, voire des œuvres d’art, un peu à la manière de ces expérimentateurs qui, dans un laboratoire, mettent en présence un acide avec un autre de manière à ce que ces éléments se croisent et fassent naître quelque chose d’inconnu. Le surréaliste, en quelque sorte, est ce poète qui a l’œil sur ce microscope et qui regarde ce que produit la rencontre des éléments qu’il a pu rapprocher.
« La pensée scientifique concerne le surréalisme dès lors qu’elle est porteuse d’une perspective possiblement poétique, dès lors qu’elle atteste d’un renversement du monde. »
Certes, mais qu’en est-il de la subversion des images, chères aux artistes issus de la création à l’ère digitale… ?
DO : Dans le meilleur des cas, oui, l’IA est aussi une rencontre de l’aléatoire, dans le sens où les algorithmes recoupés ne permettent pas d’être certain du résultat, si bien que l’image finale surprend même celui qui en est à l’origine. L’IA s’appuie sur un processus qui n’est pas incompatible avec la démarche surréaliste, à condition de se souvenir que le surréalisme est avant tout une démarche expérimentale, quasi scientifique, et pas du tout l’idée complètement galvaudée d’un courant artistique qui fait n’importe quoi.
D’autant que l’on sait que de nombreux artistes numériques, à la manière des surréalistes, partagent un intérêt prononcé pour la pensée scientifique…
DO : L’intérêt des surréalistes pour la chimie, c’est clairement dit par Breton, est un intérêt pour une pensée d’un état de la science qui est antérieur à la division moderne, un moment où la science et la poésie marchaient main dans la main. C’est la raison pour laquelle les surréalistes vont être fascinés par la théorie de la relativité, qui leur apparaît dotée d’un contenu poétique – tout à coup, notre rapport au monde est totalement bouleversé, ce que l’on tenait pour stable (l’espace, le temps) ne l’est pas -, mais aussi pour la physique quantique, dans le sens où elle ouvre un champ poétique incroyable dans lequel un chat peut être mort et vivant en même temps. Autrement dit, la pensée scientifique concerne le surréalisme dès lors qu’elle est porteuse d’une perspective possiblement poétique, dès lors qu’elle atteste d’un renversement du monde.
Il est également possible de rapprocher les surréalistes d’artistes contemporains tels que Grégory Chatonsky ou Anne Horel dans leur volonté commune d’aller puiser dans des images déjà existantes…
DO : C’est là l’un des principes cardinaux du mouvement : la juxtaposition, plus que l’invention, d’images. Ce qui est important, ce n’est pas la création de formes, mais l’apparition de formes inattendues, nées de la juxtaposition de formes, d’éléments ou d’images qui, a priori, n’entretiennent aucune relation dans l’ordre de la logique. En un sens, cela se rapproche effectivement de cette fascination contemporaine pour des images qui apparaissent sous nos yeux. Celle-ci est typiquement surréaliste.
« Breton et ses amis retombaient dans une pensée littéraire à chaque fois qu’ils cherchaient à s’émanciper d’une pensée rationnelle »
Pour certains, la création via l’IA se rapprocherait également de l’écriture automatique, notamment via le prompt. Qu’en pensez-vous ?
DO : C’est sans doute le cas, oui, à condition de bien nourrir l’ordinateur. Il faut tout de même savoir que Breton considérait l’écriture automatique comme une déception continue, dans le sens où l’automatisme n’a jamais porté ses fruits, ses amis et lui retombant dans une pensée littéraire à chaque fois qu’ils cherchaient à s’émanciper d’une pensée rationnelle. Leur bagage littéraire était tel que les images qui leur venaient à l’esprit résultaient d’une culture mondiale, si bien qu’ils n’ont jamais atteint cette hypothétique fraîcheur et spontanéité qui devait être l’horizon de l’écriture l’automatique. À croire que celle-ci ne pouvait pas voir le jour dans l’esprit de gens qui ont tant de savoir en tête.
L’un des grands principes du surréalisme est d’affirmer qu’une image contient bien plus que ce qu’elle ne montre. Peut-être que l’on force le trait ici, mais n’est-il pas possible de dire, dès lors, que l’on retrouve un peu de cette conviction chez certaines œuvres VR, où l’image déborde littéralement du cadre ?
DO : Là encore, les expériences me paraissent encore assez pauvres, sur le plan visuel comme sur celui de l’imagination. Ça ne transporte pas vraiment, les notions immersives sont de simples petits stimuli sensoriels. Or, une œuvre d’art ne peut se limiter à ça, elle doit emmener dans d’autres univers, ouvrir des portes. Quand les premières représentations 3D sont apparues, David Hockney affirmait que l’accès à la sollicitation d’une nouvelle catégorie sensorielle se ferait par le touché. À cette époque, il était convaincu que la surface bidimensionnelle était faite pour les yeux et que, par conséquent, si l’on voulait entrer pleinement dans un univers 3D, il fallait en passer par la 3D. Hélas, cela est finalement assez rarement exploité par les artistes investis dans le domaine de la VR.
À défaut d’avoir fait appel à des artistes contemporains, comme SMACK, par exemple, qui revisite Le Jardin des délices de Jérôme Bosch dans une installation vidéo en 3D, vous avez recréé grâce à l’IA la voix d’André Breton. Pourquoi ce choix ?
DO : On doit cela à l’IRCAM, qui a réalisé une version synthétique de la voix d’André Breton à partir d’enregistrements de 1962, alors qu’il était déjà assez âgé. Pour cela, ils ont travaillé avec un acteur et des algorithmes sophistiqués afin de lui faire lire son manifeste, pour lequel on n’a pas d’enregistrement sonore… Cela peut paraître étonnant, mais cette démarche rejoint celle des surréalistes qui, dès 1922, faisaient parler la « Bouche d’ombre » de Victor Hugo ou des voix qui venaient d’on ne sait où. Au passage, cet exemple rappelle à quel point le surréalisme était avant tout un mouvement littéraire, soucieux de fusionner le mot et l’image. « Ceci est la couleur de mes rêves », disait Joan Miró !