Tout juste récompensée du Sigg Art Prize, Dana-Fiona Armour, 36 ans, livre ici quelques clés afin d’appréhender au mieux une œuvre exploratrice, presque scientifique, soucieuse de créer un dialogue interespèces.
On ne sait jamais à quoi s’attendre avec Dana-Fiona Armour, cette artiste née en Allemagne en 1988, mais installée à Paris depuis seize ans. Ou plutôt, on sait que ses œuvres seront systématiquement marquées du sceau de la surprise et de l’audace, portées par des idées toutes plus curieuses et inédites les unes que les autres. Sculptures en verre, IA, réalité virtuelle, poudre de mélanine, marbre, biotechnologies : tout, chez cette membre du collectif Poush, à l’image de sa dernière création (Alvinella Ophis), est prétexte à un art explorant la symbiose entre les espèces, selon une démarche qui doit finalement autant à l’imaginaire artistique qu’aux recherches scientifiques. Hasard ou non : Dana-Fiona Armour, passée par les Beaux-Arts de Paris, a autrefois travaillé au sein d’une entreprise d’ingénierie génomique (Cellectis).
Franz von stuck
« Étant enfant, mon premier choc visuel marquant fut la rencontre avec l’œuvre de Franz von Stuck que j’avais vue à l’Alte Nationalgalerie de Berlin. Le Péché est un nu d’Ève avec un grand serpent enroulé autour de son corps. Obsédée par la beauté de cette peinture symboliste, je ne pouvais m’empêcher de m’interroger sur la relation interespèces, la fusion des deux peaux, reptiliennes et humaines, à la fois repoussantes et fascinantes.
Le serpent, symbole de tentation et de connaissance, enroulé autour du corps d’Ève, crée ici une image saisissante où les écailles de la créature et la peau lisse de la femme semblent presque se confondre. Cette juxtaposition des textures et des formes évoque un mélange intrigant de sensualité et de danger, accentuant l’idée de la transgression et de la dualité inhérente à la condition humaine. La manière dont le serpent s’enlace autour d’Ève, soulignant ses courbes et créant un contraste saisissant, m’a profondément marqué.
Je pense que cette première expérience esthétique a peut-être planté une première graine pour mon œuvre ultérieure. Ayant un lien fort avec les animaux et la nature (Dana-Fiona Armour a grandi dans la campagne allemande, ndlr), j’ai constamment oscillé entre des études d’art et de médecine vétérinaire. Cette dualité reflète mon intérêt pour les interactions entre l’homme et l’animal, la coexistence, et parfois la fusion de ces deux mondes. »
Les sciences
« Je m’inspire profondément des sciences naturelles, et plus particulièrement de la biologie, de la médecine et de la biotechnologie. Mon travail artistique est une exploration de la vie dans toute sa complexité, en utilisant des matériaux et des techniques qui reflètent la beauté et l’innovation de ces disciplines. Quant à mes installations, la plupart sont conçues en collaboration avec des scientifiques. Pour moi, la biologie est une source inépuisable de formes et de structures fascinantes. Je suis particulièrement captivée par la morphologie et l’anatomie des organismes vivants : en étudiant les détails des cellules, des tissus et des organes, je cherche à en capturer et à en réinterpréter la complexité organique dans mes sculptures.
Mon intérêt pour l’écologie et l’évolution se manifeste également dans mon travail, pour lequel je m’inspire des interactions symbiotiques et des adaptations évolutives afin de créer des œuvres qui suggèrent les relations complexes entre différentes espèces et leur environnement. Chaque pièce est une réflexion sur la manière dont les formes de vie s’adaptent et évoluent ensemble. Pour cela, la médecine m’offre une perspective unique sur le corps et les technologies qui le modifient. Raison pour laquelle je travaille avec des techniques d’imagerie médicale, comme l’IRM et les scans 3D, des technologies révélant des structures internes invisibles à l’œil nu et me permettant de les transposer dans mes créations artistiques. L’idée ? Capturer l’essence invisible de la vie.
Je suis également intriguée par la manipulation génétique et la création d’organismes modifiés. Mes œuvres peuvent évoquer des chimères ou des entités génétiquement altérées, posant des questions sur les implications éthiques et philosophiques de ces technologies. Pour mon exposition Projet MC1R, j’ai notamment collaboré avec l’entreprise de Biotechnologie Cellectis afin de créer une plante de tabac portant le gène humain MC1R. Une opportunité pour moi de combiner des techniques artisanales traditionnelles avec des technologies modernes, comme l’IA, la VR et l’animation 3D afin de développer mes idées. Cette fusion entre artisanat et technologie est essentielle pour moi. »
Donna Haraway
« J’admire l’œuvre de Donna Haraway, philosophe et biologiste de formation, en particulier ses réflexions sur les relations intra-espèces et la justice interespèces, au sein desquelles elle développe des concepts révolutionnaires qui interrogent et réinventent les frontières entre les humains et les autres espèces. Ses idées sur le “cyborg” et le “Chthulucène” offrent une vision où les êtres vivants ne sont plus considérés de manière hiérarchique, mais comme des cohabitants d’un monde partagé.
Ce qui me touche particulièrement dans son travail est sa capacité à questionner les relations intra-espèces, à explorer la manière dont les humains interagissent entre eux en intégrant des perspectives issues de la biologie, de la technologie et de la culture. Ses écrits m’incitent à penser mes propres œuvres en termes de réseaux et de connexions, plutôt que de catégories fixes. En examinant les relations complexes et souvent contradictoires au sein de notre espèce, elle révèle les dynamiques de pouvoir et de solidarité qui peuvent se manifester dans tout collectif vivant. Aussi, elle plaide pour une reconnaissance et un respect accrus des droits et des besoins des autres espèces, en proposant notamment une éthique de cohabitation qui dépasse les simples interactions anthropocentriques. Cette idée de justice interespèces est cruciale pour moi, dans le sens où je m’efforce de représenter et de célébrer la diversité de la vie sur Terre. En un sens, Haraway m’invite donc à réfléchir aux implications morales de mes créations, à considérer comment mes œuvres peuvent promouvoir une compréhension plus profonde et plus empathique des relations entre toutes les formes de vie.
À titre personnel, je dois confesser une attirance toute particulière pour son concept de “compositions symbiotiques”, qui m’encourage à voir chaque être vivant comme une partie d’un réseau plus vaste et interdépendant, qui m’incite à mettre en lumière ces connexions, et donc à provoquer une prise de conscience et à encourager une justice interespèces reconnaissant la valeur intrinsèque de chaque forme de vie. »
David Cronenberg
« Les films de David Cronenberg exercent une influence subtile et percutante sur mon travail artistique, sondant les recoins obscurs de la transformation corporelle et de l’hybridation techno-biologique. En point d’orgue, il y a notamment la métamorphose corporelle qui, chez Cronenberg, symbolise une rupture avec les normes établies, une quête de l’altérité au sein de notre propre chair. Dans The Fly et Vidéodrome, les transformations ne sont pas sans fondement ; elles interrogent le sens même de ces changements, posant la question de notre adaptation perpétuelle à un environnement en constante évolution. De manière similaire, mes œuvres capturent cette dynamique de changement, explorant les zones de friction entre le naturel et l’artificiel.
Cronenberg ne traite pas la technologie comme un simple outil, mais comme une extension organique du corps humain. Dans eXistenZ et Crash, par exemple, l’interaction entre le biologique et le technologique redéfinit notre perception de nous-mêmes. Cette vision trouve un écho puissant au sein de mon travail, où j’incorpore des éléments rappelant les prothèses et les implants, questionnant l’impact de la technologie sur notre humanité et nos identités. C’est dire si les films David Cronenberg sont une source d’inspiration importante. Leur exploration des transformations corporelles, de l’intersection entre le biologique et le technologique, de la complexité de la psyché humaine et de l’esthétique de l’étrange, me rappelle que l’art a le pouvoir de révéler les aspects les plus profonds et troublants de notre existence, tout en invitant à une réflexion constante sur ce que signifie être humain dans un monde en constante évolution. »
Le monde naturel
« Au risque de paraître un peu cliché, la nature est une source d’inspiration essentielle. C’est un espace de ressourcement fondamental, des paysages qui nourrissent mon esprit et stimulent ma créativité, que ce soit dans les forêts proches de Paris, où je me promène avec mon chien les week-ends, ou sur les côtes sauvages du Finistère, en Bretagne. Ces dernières, avec leurs falaises abruptes et leurs plages immaculées, représentent une autre dimension de cette relation avec la nature. Ici, la puissance brute de la mer et des rochers est une force d’inspiration majeure. Il faut dire aussi que mon enfance passée à la campagne, en Allemagne, entourée de chevaux, a profondément influencé ma relation avec le monde naturel. Les animaux, dont la présence est d’une sincérité unique, m’ont appris à observer le monde avec une sensibilité accrue. Cette connexion authentique avec les créatures vivantes se reflète dans mon art, où chaque interaction avec la nature est une source d’inspiration.
Je me dois aussi de citer mes étés passés dans les Highlands écossais : étant à moitié écossaise, ces terres, avec leurs montagnes, leurs lochs, leurs ruines anciennes et leurs vastes étendues de landes, ont nourri mon imagination, en même temps qu’une sensibilité particulière envers les paysages naturels. Cette reconnexion avec la nature est pour moi une forme de retour à l’essentiel face à une modernité souvent désincarnée. C’est une manière de se rappeler l’importance de la simplicité, de l’authenticité et de la beauté brute dans un monde en perpétuelle mutation. »