À 39 ans, Antoine Bertin utilise le son, le machine learning et les arts visuels afin d’intégrer les grands enjeux écologiques de l’époque dans des œuvres artistiques se faisant l’écho de formes de communications non humaines. Rencontre à Paris, dans son studio, où l’artiste a tout le temps et l’espace d’être le « curateur d’éléments que la nature a généré selon des processus extrêmement longs ».
Conscient que la science-fiction nourrit trop souvent les visions que l’on peut avoir du futur, avec toute sa subjectivité, Antoine Bertin a très tôt eu l’envie de développer une autre approche et de défendre un autre discours que celui des GAFAM. « L’IA et les nouvelles technologies sont fascinantes et pourraient clairement bénéficier à la cause écologique, ne serait-ce que via la possibilité qu’elles nous offrent de mieux comprendre et cartographier d’autres formes d’intelligences, affirme-t-il, la voix douce, le ton convaincu. D’où l’intérêt de ne pas les laisser entre les mains des gens de la Silicon Valley, dont le discours se fonde sur les visions défendues par les blockbusters hollywoodiens dans les années 1980 et 1990 ».
Penser un art durable
Depuis son studio, situé à deux minutes du métro La Défense, qu’il partage avec une dizaine de collaborateurs plus ou moins rapprochés, Antoine Bertin entend donc relier le low-tech et l’IA, tenter de penser l’émergence d’une intelligence artificielle durable, qui puisse être bénéfique aux écosystèmes. Pour cela, celui qui aime à se considérer comme un « artiste européen » peut s’appuyer ici sur un équipement à la pointe. À commencer par ce studio d’enregistrement, qu’il lui serait impossible de « financer et maintenir seul ».Après avoir testé plusieurs ateliers d’artistes, notamment en Belgique ou à Londres, où il s’est exilé une dizaine d’années, à la base pour passer un Master en art sonore, Antoine Bertin plaisante à moitié lorsqu’il se dit heureux d’avoir désormais du chauffage dans son atelier, de pouvoir bénéficier d’une superbe acoustique – « Il y a une quatre voies devant le bâtiment, et pourtant, on n’entend rien » -, mais aussi de travailler au sein d’un lieu lumineux. « N’ayant jamais été très fan du cliché de l’artiste créant essentiellement la nuit, je reconnais préférer bosser dans ces conditions, avec la lumière du jour et la possibilité de regarder vers l’extérieur en permanence ».
Quand l’IA bat de l’aile
Quand il n’est pas dans son studio, le regard tourné vers l’horizon, Antoine Bertin semble quoi qu’il arrive être en mouvement perpétuel. « De préférence en Europe et en train », précise-t-il, même si son projet The Bat Cloud l’a amené dernièrement au Mexique, dans la jungle bordant le musée Sferik, où il a pu orchestrer une conversation entre humains et chauve-souris avec l’IA comme interface de traduction. « C’est là ma manière de créer une rencontre entre la biodiversité et le machine learning, explique-t-il. Tous les dispositifs placés dans la nature agissent comme des microscopes ou des télescopes qui, comme on le sait, ne sont pas de simples outils nous permettant de regarder autrement. Ils ont entraîné de profonds changements culturels, nous ont permis de savoir que le soleil ne tournait pas autour de la Terre et que nous n’étions donc pas le centre de l’univers. Avec The Bat Cloud, l’idée est la même : souligner que l’on n’est possiblement pas le centre de l’intelligence sur cette planète, et que les chauve-souris en savent peut-être plus que nous ».
Tout l’enjeu pour Antoine Bertin est donc de penser ses œuvres, à la fois immersives et réflexives, sensibles et méditatives, sur ce que l’on sait scientifiquement et ce qui relève de l’intuition humaine, sans trop anthropomorphiser les choses. « Je sais bien que la tâche est ardue, reconnaît-il. Il me paraît néanmoins important d’être le moins présent possible au sein de ces environnements naturels afin de ne pas influencer le processus, et donc de capter le plus précisément possible ce qu’il s’y passe. L’idée, en fin de compte, n’est pas uniquement de créer une œuvre qui s’intéresse aux chauve-souris, mais bien de penser une expérience comme une invitation à leur égard, dans l’idée qu’elles passent par là et prennent possession des lieux. »
Le cœur de l’océan
De la jungle à l’océan, du Mexique à la Suisse, il n’y a visiblement qu’un pas, qu’Antoine Bertin saute avec enthousiasme pour intégrer l’Université des Arts de Zurich, où il mène un projet de thèse au sein d’un groupe de recherche, Interfacing The Ocean. L’objectif ? Il le résume ainsi : « Répondre aux changements importants qui se déroulent dans l’océan, que l’on connaît finalement peu même si on le surexploite ». Vouées à s’étaler sur quatre ans, toutes ces recherches se matérialisent actuellement au CENTQUATRE-Paris, dans le cadre de l’exposition La Grande expédition – Tara, l’art et la science pour révéler l’Océan, où Antoine Bertin traduit les données scientifiques de la Mission Microbiomes en des mélodies envoûtantes. Lesquelles, grâce à la sonification, donnent une voix au phytoplancton, cet organisme qui fournit de 60 à 80 % de l’oxygène atmosphérique.
Il y a également Conversation metabolite, un mapping dans une flaque en verre qu’il interprète comme « une fenêtre dans l’océan » en même temps que le prolongement logique de ses réflexions autour de la communication inter-espèces. À l’instar du projet 333 Hz (2020), qui sonorisait et matérialisait la déforestation à l’aide d’un métronome martelant différentes variétés d’arbres, à mesure qu’elles disparaissent, ou de La Polyrythmie des cachalots, une immersion sonore présentée par Fisheye et la Gaîté Lyrique en 2021, Conversation Metabolite vise à comprendre la manière dont les métabolites, des petites molécules prenant vie via le métabolisme d’une plante, servent aux phytoplanctons à communiquer entre eux.
On en revient alors aux fondements de la démarche d’Antoine Bertin, à savoir se rapprocher au plus près des scientifiques et tisser des liens pérennes entre l’écologie, l’art, la technologie et les sciences. « Cela passe par beaucoup de recherches et de lectures spécialisées, très poussées, mais dont je parviens, je pense, à me détacher histoire de privilégier une approche sensorielle, expérientielle ou mystique. » Ni geek, ni activiste, celui qui dit avoir toujours été obsédé par les poissons et les aquariums se définit avant tout comme un « artiste », à la limite un « chercheur », bien décidé à faire descendre l’homme de son piédestal. « L’être humain s’est longtemps vu comme une espèce géniale, au-dessus de tout, quand bien même les sciences nous prouvent tout ce que l’on a à apprendre des plantes ou des animaux, conclut-il. Toutes ces suppositions, voilà ce qui conduit à aux nombreuses dérives actuelles. D’où l’importance de mettre les nouvelles technologies au service d’un autre récit. Parce que les artistes ont cette faculté à rendre sensible des savoirs parfois complexes. Et parce qu’il est encore temps de réorienter toutes ces innovations vers une direction plus intéressante et durable. »
- La Grande expédition – Tara, l’art et la science pour révéler l’Océan, jusqu’au 2 mars 2025, CENTQUATRE-Paris.