À la terrasse d’un café parisien, le soleil tape sur les parasols. Caroline Poggi et Jonathan Vinel n’ont pas beaucoup dormi. La vieille, les deux cinéastes recevaient deux nouveaux prix pour leur film Eat The Night au Champs-Élysée Film Festival : celui de la Critique et celui de la Meilleure Réalisation Française. Tourné dans le décor rustique du Havre, celui-ci raconte le passage à l’âge adulte, la violence qu’il sous-tend, ainsi que la manière dont les frontières en réalité et virtualité s’évaporent pour laisser les deux mondes se contaminer l’un l’autre.
Présenté pour la première fois à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes quelques semaines plus tôt, Eat The Night suit Pablo et sa jeune sœur Apolline, dont le quotidien est entrelacé avec le jeu vidéo Darknoon, auquel ils jouent depuis qu’ils sont enfants. Mais lorsque Pablo rencontre Night, qu’il initie à ses petits trafics, il s’éloigne autant du jeu que d’Apolline. Au même moment, l’hébergeur du jeu annonce sa fin imminente. Lunettes de soleils et Perrier rondelle, Caroline Poggi et Jonathan Vinel profitent de cet entretien au long cours pour livrer les dessous de leur pratique cinématographique hybride.
Il y a quelques semaines, vous étiez à Cannes pour la première fois. Sachant que vous avez tous les deux fait des études de cinéma, est-ce que l’on peut dire que c’est un rêve de gosse qui se réalise ?
Jonathan Vinel : On avait déjà eu l’occasion de venir à Cannes pour un court-métrage, mais l’enjeu n’était pas le même. Cannes, c’est le plus gros festival de film, il fait rêver, c’est sûr. Y être cette année pour la Quinzaine des Cinéastes, qui récompense des films de recherche, ce qui nous correspond davantage, c’est une grande satisfaction.
Caroline Poggi : À Cannes, il y a toujours des cinéastes que tu admires. C’est donc clairement un rêve de gosse qui se réalise. C’est aussi une récompense pour toute l’équipe qui a travaillé sur Eat the Night. Ce film nous a pris beaucoup de temps, on l’a commencé pendant le confinement et le montage final a eu lieu en décembre 2023. Être sélectionné, c’est donc l’aboutissement d’un travail de longue haleine, mais c’est aussi quelque peu effrayant, dans le sens où on a l’impression d’être jeté dans la fosse aux lions. Beaucoup d’amour et de peur s’entremêlaient, mais tout s’est bien passé.
À l’origine, qu’est-ce que vous a poussé dans le monde du cinéma ? Votre milieu familial, un rapport privilégié aux images filmées ou l’envie de donner vie à un imaginaire ?
CP : Je suis la première artiste de ma famille. À la maison, on regardait des films à la télé, mais comme je suis originaire de Corse, c’était plus compliqué de trouver un cinéma à proximité. Malgré tout, ma tante travaillait dans un cinéma, il y a donc peut-être un lien à trouver ici, même si je dois mon envie de m’exprimer via les images à ma mère, qui filmait tout et tout le temps avec un vieux caméscope. Alors, très vite, je me suis familiarisée avec les outils, j’ai appris à faire un montage, à gérer la lumière. Rapidement, je me suis également rendu compte que je n’étais pas entièrement satisfaite par le fait de travailler uniquement sur les histoires des autres. J’avais besoin de raconter les miennes et, par chance, au fur et à mesure des rencontres, j’ai pu devenir réalisatrice.
JV : Je suis aussi le premier artiste de ma famille, mais je suis venu au cinéma d’une autre manière que Caroline. Pour être honnête, je ne savais pas quoi faire de ma vie lorsque j’étais au lycée. C’est un copain qui m’a dit qu’il voulait devenir monteur et ça m’a parlé. Je faisais déjà de la musique et je m’étais essayé à la photographie, mais ce ne me convenait pas. Puis, ma mère m’a inscrit dans une association, une sorte de club de cinéma. C’est là que j’ai appris la grammaire cinématographique, le nom des plans, les règles de cadrage, etc. À force, et par envie de m’entraîner au montage, j’ai commencé à filmer mes propres images.
« Le fait d’être à deux, de faire collectif, ça permet de casser la figure du réalisateur central, de casser la figure de l’artiste romantique, seul contre tous. »
Travailler à deux n’est pas si courant : qu’est-ce qui a déclenché en vous cette envie ?
CP : Avec Jonathan, on s’est rencontré à la fac, et ça fait maintenant treize ans que l’on est ensemble. À l’époque, on faisait déjà des films chacun de notre côté. Étant donné qu’on a plein de goûts en commun, que ce soit en cinéma, en musique ou concernant la profondeur des personnages, on a très vite ressenti l’envie d’écrire des films à quatre mains. C’est ainsi qu’est né notre premier court-métrage, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, primé au Festival du Film de Berlin. D’emblée, ça nous a mis en confiance. On s’est dit que la formule fonctionnait.
D’un point de vue créatif, que se passe-t-il lorsque vous fusionnez vos deux cerveaux pour créer un film ?
JV : Plus qu’une fusion de nos cerveaux, je pense qu’il s’agit plutôt d’un dialogue entre Caroline et moi. Il est important qu’on garde chacun notre personnalité. On est assez instinctif tous les deux, mais on a des rythmes différents, alors on a besoin de s’accorder. Et ça prend du temps. Plus on le fait, plus ça va vite.
CP : En général, on écrit chacun de notre côté, puis on met en commun. Sans jamais faire de compromis pour autant. Il faut qu’on aime tous les deux chaque idée à 2 000%, car il y a des enjeux, autant financiers qu’humains. Le lien avec le reste de l’équipe est tout aussi primordial. On est les deux personnes mises en avant, certes, mais le dialogue permet de discuter chaque choix, ce qui nous paraît essentiel.
JV : Le fait d’être à deux, de faire collectif, ça permet aussi de casser la figure du réalisateur central, de rompre avec la figure de l’artiste romantique, seul contre tous. À deux, c’est différent.
De toute évidence, le jeu vidéo occupe une place importante au sein de votre processus créatif. Comment s’est-il invité dans votre façon de faire du cinéma ?
JV: J’ai grandi avec des jeux comme GTA ou Metal Gear Solid, réalisé par Hideo Kojima et incarné à l’écran par Raiden, dont je me suis épris. Ce sont des jeux où on erre pas mal. Alors, dans mon cinéma, je voulais un peu retrouver ce parcours, cette sensation d’errance. Au cinéma, j’aime également les films avec des plans-séquences, une façon de filmer qui se rapproche finalement beaucoup de celle des jeux. À l’époque, toute cette réflexion était évidemment inconsciente, je n’en prends conscience que ces dernières années.
CP : Pour Eat The Night, c’est la première fois que le jeu vidéo fait partie de la narration du film, là où le jeu se contentait jusqu’alors de venir parasiter la mise en scène. Pour ce long-métrage, l’idée était de créer un jeu qui va vers le cinéma. On voulait que le réel devienne le jeu, que les deux mondes se contaminent l’un l’autre.
JV : À titre personnel, j’ai également réalisé il y a quelques années un film un peu hybride à partir d’image de jeu vidéo, et un film entièrement construit dans GTA, Martin pleure – il y a une fonction intégrée dans le jeu pour faire le film directement dedans. Puis, avec Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, on se servait du réel comme décor pour créer une sorte de jeu vidéo. La représentation des gangs dans ce court-métrage est quasi la même que dans les jeux vidéo.
Aujourd’hui, Eat The Night incorpore le jeu vidéo Darknoon. Comment s’est-il construit et comment l’avez-vous intégré au film ?
JV : Pour Darknoon, on avait une direction artistique très précise. Des jeux comme Dark Souls, des jeux d’horreur des studios japonais, une esthétique inspirée de Final Fantasy. Puis, on y a ajouté des couleurs pop. On voulait du fluo pour contraster avec le monde terne du Havre. Pour cela, on a travaillé avec deux de nos amis, Saradibiza et Lucien Krampf.
CP : Ils font partie de la génération tuto YouTube, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas fait d’école de 3D. Ils ont tout appris sur le tas. Ensemble, on a réfléchi à un moodboard extrêmement détaillé pour chaque scène avec des références d’images, de photographies, de peintures. On a fait un véritable travail de recherche, un peu comme quand on cherche un décor pour un plan dans le cinéma. Puis des personnes ont gravité autour de Sara et Lucien. Par exemple, pour la conception des personnages, on a collaboré avec un character designer. On voulait que les avatars d’Apolline, Pablo et Night ne soient pas entièrement ressemblants, mais un peu quand même. Aussi, il a fallu trouver leurs costumes. On pensait faite quelque chose de médiéval, mais ça ne fonctionnait pas. Alors c’est devenu punk, avec des clous, etc.
JV : Une esthétique ado-métal quoi (rires) !
CP : Darknoon, de la conception à l’intégration du jeu dans le film, c’était comme un second tournage. Ça nous a pris un an et demi. Déjà un tournage classique de long-métrage, c’est prenant, voire même engageant émotionnellement. Mais là, ça a rajouté du travail supplémentaire…. Heureusement, le fait de collaborer avec Sara et Lucien a permis un vrai dialogue, des retours en temps réel, dans le sens où ils créaient en direct. On a fini le tournage du film en janvier 2023, puis on a commencé le montage avec des cartons à la place des scènes de jeu. La fin du film s’est dessinée au moment où on a reçu les dernières images de Darknoon, celles de la foule rassemblée, en décembre 2023. C’était très expérimental, une découverte pour toute l’équipe.
Récemment, Mélanie Courtinat était invitée sur un plateau télé et était surprise qu’on l’interroge encore sur l’influence potentiellement néfaste des jeux vidéo sur les comportements. Comment expliquez-vous que cette méconnaissance et ces stéréotypes perdurent ? Vous-mêmes avez-vous déjà été confrontés à de tels discours ?
JV : Le discours est là, mais c’est un discours de personnes qui ne jouent pas. Ces gens ne savent pas faire la différence entre la violence dans les jeux vidéo et la violence dans la vraie vie. Avoir ce genre de discours, c’est dépolitiser la violence. Ils pensent que celle-ci découle de ce qu’on regarde, alors qu’elle est davantage ancrée dans ce que l’on vit, dans nos milieux sociaux. En gros, les politiques doivent trouver un coupable, et le jeu vidéo fait office de parfait bouc émissaire. Pourtant, ça a été prouvé que l’arrivée des jeux vidéo a réduit la violence. C’est même ce que démontre la recherche La Théorie du Gamer de l’écrivaine et sociologue des nouveaux médias McKenzie Wark. Depuis l’introduction de jeux comme GTA, les gens peuvent se défouler, se défaire de leurs pulsions.
CP : C’est un peu à double tranchant, n’empêche… On peut libérer ses pulsions, sa colère dans le jeu, d’une manière différente de celle que l’on adopterait dans la vraie vie. Cependant, en déchargeant sa colère, peut-être qu’on ne s’exprimera plus dans le réel. Pour moi, la colère peut mener à la révolution. Elle n’est pas forcément une émotion négative.
« Pour moi, la colère peut mener à la révolution. Elle n’est pas forcément une émotion négative. »
Dans vos différents projets, il est souvent question de solitude, de flirts avec les extrêmes, d’une certaine fatalité. Est-ce là le reflet de votre vision du monde, une manière pour vous d’illustrer visuellement ce qui se joue au quotidien ?
JV : On aime explorer des personnages jeunes, car ils sont à un moment de leur vie où ils doivent signer un pacte avec la vie d’adulte. C’est un moment de violence et de solitude, une période où ils sont en lutte avec le monde, où leur colère les raconte. Nos films, qui sont autant hybrides dans le fond que sur la forme, ressemblent à notre époque. On les écrit juste en mode « mélodrame », mais c’est bien une façon d’illustrer ce qu’il se passe dans le monde.
CP : La solitude, on la rencontre toutes et tous. On vit dans un monde, une société qui tend à l’individualisation, qui encourage à couper le lien avec le collectif. Dès lors, nos personnages cherchent des refuges, quelqu’un à qui parler. Dans Eat The Night, Pablo, Apolline et Night, ce qu’ils cherchent le plus, c’est ressentir les choses. S’ils flirtent avec le jeu, entre eux, c’est pour ressentir.
La présence du jeu vidéo Eat The Night permet donc d’ancrer le propos dans le réel ? D’après vous, permet-il aussi d’aller encore plus loin sur le plan émotionnel ?
JV : Le jeu est une projection du monde réel d’Apolline. Quand elle dialogue avec l’avatar du nom de Narou, elle est entièrement dedans. Son imaginaire est débordant, il se transforme, il est immersif. Elle est née avec le jeu vidéo, et le jeu est son moyen de communication.
CP : Pour moi, le jeu permet à Apolline de s’exprimer. C’est là qu’elle est elle-même, qu’elle tombe amoureuse, qu’elle cherche les secrets et les trésors. En ce sens, le jeu permet d’ancrer dans le réel les émotions d’Apolline, car même si elle vit ses émotions à travers le jeu, elle les ressent pour de vrai.
Pour Pablo, qui est plus impulsif, on a voulu le traiter comme un avatar à la fin du film. On en a fait un avatar du réel. Quant à Night, il utilise le jeu pour créer un lien avec Apolline.
Dans le film, les trois personnages font des liens entre le jeu et la réalité, et parfois la frontière est trouble. Apolline, par exemple, n’est pas dupe. On la voit grandir à travers son expérience du jeu. Elle projette ses émotions dans le jeu pour finalement mieux les appréhender dans le réel, comme quand elle s’en prend à son père absent ou quand elle accepte le dialogue avec Night dans le kebab.
JV : En fin de compte, chaque personnage accepte de se dire au revoir. C’est ce qui les lie. Apolline dit au revoir au jeu. Elle grandit et sa mission après la fin du jeu, c’est de ne plus être seule dans la vraie vie.
« La 3D permet de mettre une distance ironique au propos, tout en restant sérieux, sans tomber dans le cynisme. »
En quoi est-il important pour vous de faire des va-et-vient entre les différentes techniques cinématographiques (traditionnelles et numériques) ? Comment procédez-vous ?
JV : C’est essentiel dans le sens où l’on fait un cinéma dans le chaos du monde. On ne théorise rien, on se laisse guider par nos sensations. Nos films sont hybrides, car on a grandi dans une société hybride où les techniques traditionnelles se mêlent avec les techniques numériques. On réutilise donc ce langage dans nos films. Je pense aussi que le cinéma grandit avec les outils qu’il a à sa disposition. On reste très traditionnel dans notre façon d’écrire, on injecte juste dans la réalisation les outils digitaux que l’on utilise quotidiennement. Par exemple, la 3D permet de mettre une distance ironique au propos, tout en restant sérieux, sans tomber dans le cynisme.
CP : Avec la 3D, on peut être plus frontale dans ce que l’on souhaite raconter. Nous n’aurions jamais écrit Our Holidays Will Always Be Better Than Yours et Bébé colère, deux films construits avec des images du terreau commun, s’ils avaient été en live action. Bébé colère, c’est le bébé de Pixar. Tout le monde connaît ces personnages, tellement de monde les connaît, ils sont presque vides. Alors, on peut leur faire dire ce qu’on veut. En plus, ce film, on l’a réalisé pendant la pandémie de Covid-19, c’était vraiment une réaction à ce qui nous entourait à ce moment-là.
Pour la première fois avait lieu cette année une nouvelle compétition à Cannes, « Cannes Immersives » avec une sélection de films immersifs incorporant les arts numériques. Ce format est-il quelque chose que vous pourriez explorer à l’avenir ? Si je ne m’abuse, vous travaillez déjà sur un projet produit par Atlas V…
CP : C’est vraiment super que des films immersifs puissent trouver une place dans un festival d’envergure comme le Festival de Cannes.
JV : Les films immersifs, c’est une manière différente d’appréhender le cinéma, surtout quand cela implique la réalité virtuelle. La VR, c’est une expérience plus solitaire, plus intime, alors que le cinéma, c’est une expérience collective. Quant à notre projet avec Atlas V, on est en train de finaliser le montage. Il sortira bientôt sur Arte. Mais ça reste un projet complexe. On a travaillé dessus en résidence, toujours avec Sara et Lucien pour les décors qui sont visibles en VR. Ensuite, on est parti avec une caméra portée et un téléphone. Ce sont vraiment les outils dont on se sert qui donne au film cet aspect immersif. On va faire une version en réalité virtuelle aussi, mais ce sera plus tranquille, moins lourd.
Pensez-vous que les technologies immersives sont le futur du cinéma, ou plus probablement encore une extension de l’art cinématographique, une autre manière de l’approcher ?
CP : Je pense que les technologies immersives sont davantage une extension au cinéma que le futur du cinéma. Ces technologies sont déjà utilisées d’ailleurs. Je pense au nouveau film d’Eduardo Williams, The Human Surge 3, qui vient de sortir en salle. Il a tout tourné en 360° et, grâce à la réalité virtuelle, il a adapté les images en 2D.
JV : Pour être pleinement intégrées au cinéma, les technologies immersives doivent encore grandir, selon moi. Elles sont encore inconfortables. Par exemple, un casque VR est lourd, on a rapidement mal à la tête, ou le mal de mer. On ne se sent pas encore aussi bien qu’au cinéma.
- Eat The Night, de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, sortie en salles le 17 juillet.