Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn

Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Portrait de Jonathan Coryn

Ancien étudiant des Beaux-Arts de Cergy et de la Royal Academy of Denmark, l’artiste et game designer français est aujourd’hui le créateur de Player Non Player, un jeu vidéo d’exploration narratif récompensé du Most Amazing Game Award 2023. Jonathan Coryn livre ici quelques clés pour mieux appréhender son ambition créative, tournée vers l’émotion, les sujets complexes (le deuil, les désirs inachevés) et les croisements avec les musiques électroniques.

Après avoir exposé plusieurs de ses projets au Centre Pompidou, au Musée d’art et d’histoire Paul Eluard de Saint-Denis et au MUDAM du Luxembourg, Jonathan Coryn vient enfin de concrétiser un projet étiré sur six longues années : Player Non Player, un jeu vidéo basé sur l’exploration et la narration, porté tout du long par une bande-son signée Agar Agar et une volonté d’aller vers des thèmes puissants. L’identité de genre, la sexualité, la gestion du deuil et la mélancolie inhérente à ces paysages vierges de toute présence humaine : autant d’obsessions qu’il prend le temps de décortiquer, sans rien masquer de ses emprunts ou de ses influences.

Shadow of the Colossus de Fumito Ueda ©Team Ico/Sony Interactive Entertainment

Les jeux de Fumito Ueda

« J’ai toujours voulu m’orienter vers un domaine créatif, mais c’est vraiment ce concepteur japonais qui m’a donné envie de faire plus spécifiquement du jeu vidéo. La première fois où j’ai pris conscience de la puissance de ce médium, c’est d’ailleurs en jouant à la fin de Shadow of the Colossus, qui m’a fait ressentir des émotions d’une force incomparable. Ueda est très fort pour créer des moments de jeu que j’appelle « fusion ludo-narrative » : plus que la cohérence ludo-narrative (ce moment où ce qui se « joue » est en adéquation avec la narration plus textuelle du jeu), je parle de fusion quand le joueur a suffisamment intégré les éléments du jeu, quand ils deviennent porteurs d’un sens narratif.

Ce sont ces moments où, sans s’en rendre compte, le joueur est tellement immergé dans l’œuvre qu’il va en devenir acteur et y participer, presque comme au théâtre. Dans Shadow of the Colossus, le jeu passe son temps à nous apprendre à nous agripper, à ne pas lâcher prise et à refuser le deuil d’un être aimé. À la fin, on a tellement intégré ça qu’au moment où il est évident que l’on doit lâcher prise, on ne le fait pas, ce qui donne lieu à une scène tragique, sublime, où nous jouons et ressentons littéralement le déni de la mort. »

Dear Esther, 2012 ©The Chinese Room

L’Islande et les îles

« J’ai été assez bouleversé par l’Islande quand j’y suis allé : des paysages hors de ce monde, qui évoquent de grands désastres, la météo particulièrement inhospitalière, presque dramatique. C’est dans ces endroits qu’il est d’autant plus touchant de voir un petit village de pêcheurs, où des gens vivent perdus au bout du monde. Ce voyage, et plus globalement la représentation d’îles dans les jeux vidéo (The Witness, What Remains of Edith Finch, Dear Esther, Myst), m’ont beaucoup inspiré pour Player Non Player.

Mon idée initiale était de créer une sorte de narration méta avec un MMORPG abandonné, où les personnages erreraient dans un espace mélancolique et désolé, délaissés par leurs joueurs. Vous arriveriez alors dans ce monde virtuel comme un archéologue ; je suis également fasciné par les lost médias et la nature hyper-fragile et éphémère des mondes numériques, qui constituent en fait une grosse partie de l’anthropocène. Ensuite, en intégrant des personnages, il est devenu évident dans l’écriture que cette île était en réalité un purgatoire, une thématique que l’on retrouve souvent associée à la représentation des îles dans l’art (cf. la fascination des artistes pour les tableaux de la série L’Île des morts d’Arnold Böcklin). »

La Tomba Brion de Carlo Scarpa

L’architecture brutaliste

« J’adore l’architecture brutaliste : je suis attiré par son esthétique froide, monolithique et autoritaire (presque cyclopéenne), qui semble d’une certaine manière inhumaine, mais dont le sens a été subverti, adouci et humanisé – je pense que c’est Fumito Ueda (encore lui !) qui m’a donné ce goût, notamment via le jeu d’action-aventure Ico. Voir Ico et Yorda, dans toute leur fragilité et vulnérabilité, naviguer à travers les mécanismes de ce château brutaliste abandonné crée un contraste incroyablement fort, que je trouve sublime. Aussi, La Tomba Brion de Carlo Scarpa a été une immense source d’inspiration pour la Villa dans Player Non Player, et fait écho à ce que je dis au sujet d’Ico : un espace brutaliste conçu comme un lieu de recueil et de deuil.

Plus largement, je crois que le brutalisme, de par son aspect souvent monolithique, met en espace des formes dont il est difficile de saisir l’ordre de grandeur ou la matérialité, ce qui conduit parfois à un sentiment assez fort d’inquiétante étrangeté – un sentiment finalement assez similaire à celui que l’on retrouve dans l’esthétique des espaces liminaux ou des jeux rétro. Ceux de la PS1 ou de la Nintendo 64. À la différence près que ces derniers s’ancrent communément dans des souvenirs d’enfance, ce qui vient encore renforcer ce sentiment d’étrangeté et de « zone limite du réel. »

Kick I d’Arca

La culture queer

« Je trouve assez intéressant la façon dont la culture queer s’est appropriée les outils numériques comme une (re)prise de pouvoir sur nos corps. Arca, par exemple, s’est inventée un personnage chimérique, doté de prothèses, parfois physiques, parfois numériques : son corps est modifié, augmenté, comme avec un avatar. C’est elle qui a le pouvoir dessus, personne d’autre. Je trouve ça hyper fort, aussi bien artistiquement que politiquement.

Plus spécifiquement avec le jeu vidéo et les queer games, la possibilité d’interagir avec le corps permet aux joueurs d’expérimenter et de s’inventer autrement, ce qui est en soi assez subversif. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’adore le travail de l’artiste-développeur Robert Yang, qui illustre et met en scène des moments gays, sans pour autant que son public (ses joueurs) ne le soit. Initialement, je n’avais pas forcément identifié Player Non Player comme un jeu queer, mais c’est devenu une évidence à mesure que je progressais. Je suis gay, donc mon expérience queer transparaît naturellement dans le jeu, qui propose des interactions plutôt subversives avec des personnages LGBTQ+. »

Player Non Player ©Jonathan Coryn

Agar Agar

« Avec Clara Cappagli et Armand Bultheel, les deux membres d’Agar Agar, on s’est rencontrés à l’École des Beaux-Arts de Cergy. On était dans la même promo, et j’ai commencé à développer Player Non Player juste après notre diplôme en 2018. On voulait faire un jeu ensemble, en pensant naïvement que celui-ci prendrait quelques mois tout au plus. Mais en partant sur une production totalement expérimentale, le projet a énormément grossi, jusqu’à représenter six années de développement. Le processus de travail était très itératif, je montrais à Clara et Armand des mini scènes de jeu/prototypes en partant de ma culture, mais aussi en m’inspirant de leur univers préexistant : par exemple, l’épée du jeu est la même que celle visible sur la pochette de leur EP, Cardan. Ensuite, ils me disaient ce que ça leur évoquait.

On s’est rapidement mis d’accord pour travailler sur des thèmes qui seraient porteurs à la fois de douceur et de violence. Je décris souvent leur musique comme un mélange d’euphorie et de plaisir, mais aussi de douceur, parfois teintée de désespoir. Ce qui décrit assez bien mon travail aussi. C’est un vrai match ! »

  • Player Non Player est disponible sur Steam.
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