Après une formation de cinéaste tout ce qu’il y a de plus classique, cette grande curieuse s’est tournée vers la VR avec pour objectif d’apprendre, encore et toujours, et de partager sous une autre forme des histoires, inédites ou méconnues. Rencontre avec une professeure qui s’ignore.
Récompensée pour son projet (Hi)story of a painting – co-créé avec Quentin Darras -, Gaëlle Mourre s’illustre par une pédagogie sans faille et un goût tout aussi prononcé du défi et de l’apprentissage. En contribuant à la réécriture d’une histoire de l’art peu inclusive, la réalisatrice française, qui peut se targuer d’avoir vu certains de ses projets être sélectionnés à Sundance ou SXSW, ne cesse de remettre en question les savoirs biaisés qui nous sont enseignés tout en interrogeant les mauvaises habitudes sclérosant la peinture ou le cinéma. Tout sauf désabusée, la cinéaste porte aujourd’hui ses espoirs dans la réalité virtuelle, grâce à laquelle il est encore possible d’écrire une histoire célébrant la diversité.
Tu es passée par le cinéma dit « traditionnel » avant d’arriver au cinéma immersif et à la VR. Peux tu me parler de ce parcours ?
Gaëlle Mourre : Ces nouvelles technologies sont un peu arrivées par accident. Avec ma co-autrice, nous voulions créer un projet de science-fiction et on cherchait à se pencher sur un format qui allait refléter le contenu de notre histoire. On a commencé à explorer les histoires interactives, à choix multiples, et je me suis dit : « ce qui serait vraiment génial, ça serait de faire un choix dans une histoire sans en être pleinement conscient ». Entre temps, j’ai participé à un colloque au Royaume-Uni où j’ai rencontré François Klein, producteur et co-dirigeant de Digital Rise (une société de production française indépendante spécialisée dans les expériences narratives immersives, ndlr). Il m’a alors expliqué qu’il travaillait en VR et qu’il cherchait des projets. Je lui ai pitché mon histoire, qui est devenue Mechanical Souls, et je lui ai raconté mon ambition de « choix inconscient ». Emballé, il m’a tout de suite dit que c’était possible de le faire en VR. Je ne me suis pas posée plus de questions que ça, j’y suis allée ! Bien évidemment, il a fallu par la suite que je m’informe et que j’apprenne plus précisément ce qu’était que la VR, afin de comprendre les différences mais aussi les similarités entre ce genre et le cinéma traditionnel.
À ce propos, quelles sont les différences purement techniques entre ces deux domaines, pourtant voisins ?
Gaëlle Mourre : Toujours dans ce processus d’apprentissage, j’ai d’abord parlé à des réalisateurs de VR, à des professionnels qui sont dans ce domaine depuis plus longtemps, mais aussi à des réalisateurs de films plus traditionnels et de théâtre pour avoir une vue d’ensemble sur les méthodes des uns et des autres. Ce travail de fond m’a non seulement aidé à me préparer pour mon premier projet en VR, mais m’a également permis de remettre en question mes méthodes dans le cinéma traditionnel, de devenir beaucoup plus intentionnelle dans mes choix et dans mon approche. La raison pour laquelle je me suis approchée de réalisateurs de théâtre réside dans l’utilisation particulière de l’espace en VR. Ici, on utilise vraiment l’espace, on a une vraie appréciation de notre environnement. Je me suis dit qu’il fallait que je travaille avec des acteurs qui savent utiliser l’espace sans uniquement s’appuyer sur le montage et sur les caméras. Quant à moi, il était essentiel d’être capable de les diriger dans ce cadre-là.
En parallèle, ces acteurs devaient avoir des expressions subtiles, dans le sens où on allait les découvrir dans un contexte très intime – qui est celui de la VR – et que l’on ne s’appuyait pas sur le montage. À l’époque de Mechanical Souls, en 2018, c’était très compliqué de couper une scène pour ce type de format. Il fallait des acteurs qui soient capables de porter la scène et d’amener le spectateur dans leur histoire grâce à leur performance. Ça a été un vrai challenge pour moi, de même que pour les acteurs, qui travaillaient alors sans béquilles. Ça a malgré tout été une expérience très enrichissante !
« J’ai du désapprendre pour réapprendre »
Justement, dirais-tu que tu as dû réapprendre un nouveau métier en t’intéressant à la VR ? Ou cela s’inscrit en complément de ta pratique d’origine, à savoir le cinéma ?
Gaëlle Mourre : Au début, j’ai dû désapprendre pour réapprendre. Maintenant, je dirais que ça vient en complément. En travaillant dans le cinéma traditionnel, je m’appuyais beaucoup sur la valeur des objectifs, la taille des prises de vue, le style de montage et le fait que je pouvais focaliser le regard du spectateur de façon très précise. Tout ça était très naturel pour moi. J’ai dû m’en défaire, y compris lors de l’écriture. L’avantage d’avoir fait ce travail, c’est qu’aujourd’hui, je questionne tout et chaque nouveau projet demande un nouveau processus. Ça, c’est très enrichissant ! Ça me pousse à réfléchir au meilleur format, au meilleur traitement pour raconter l’histoire de la meilleure des manières sans m’appuyer sur ce que je sais déjà.
Ce goût pour l’apprentissage et la pédagogie, on le retrouve également dans tes projets. Tu as notamment été largement félicitée pour ton projet (Hi)story of a painting, une série retraçant la vie ou l’œuvre d’artistes ayant marqué le paysage artistique, qui compte aujourd’hui deux épisodes. Quel rapport entretiens-tu avec l’histoire de l’art ?
Gaëlle Mourre : J’ai fait des études d’histoire de l’art avant de faire du cinéma. J’ai toujours été attirée par les histoires visuelles, et l’histoire de l’art c’est précisément ça, une façon de raconter les histoires. Concernant (Hi)story of a painting, j’ai co-créé le projet avec Quentin Darras, dont la mère, Dominique Darras, était prof d’art plastique au lycée. Lui a complètement baigné dans cet univers, depuis toujours. Pour ce film, on s’est associé à des historiens de l’art – dont Dominique – afin d’adopter une optique pédagogique et académique permettant de raconter l’histoire de ces tableaux.
« Les institutions culturelles doivent aujourd’hui réfléchir à rester au fait des envies des publics. »
En voyant le premier épisode de cette série, axé sur Georges Seurat, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec l’expérience VR La Palette de Van Gogh proposée au Musée d’Orsay. Actuellement, on voit pas mal de musées et d’institutions culturelles s’appuyer sur des studios VR pour agrémenter leurs programmations. As-tu déjà été approchée pour ce genre de collaboration ? Plus largement, que peut apporter la VR aux musées, ainsi qu’à l’histoire de l’art en général ?
Gaëlle Mourre : Je pense que beaucoup de musées ne savent pas trop comment se lancer dans la VR, qu’ils peuvent avoir peur des nouvelles technologies ou que ces expériences minimisent l’importance de se rendre sur place, mais l’on est complètement partisan du fait qu’une collaboration entre un musée et des créateurs d’expériences immersives soit porteuse et bénéfique au grand public. D’ailleurs, on a pu voir à quel point La Palette de Van Gogh a pu être un véritable point d’attraction. Ce sont des expériences qui peuvent en même temps attirer des visiteurs au musée et permettre de donner une présence extra-muros. Moi, je suis complètement convaincue qu’il s’agit là de quelque chose d’important pour les institutions culturelles qui doivent aujourd’hui réfléchir à rester au fait des envies des publics. Malheureusement, les musées n’opèrent pas sur les mêmes temporalités que les créateurs de VR. Ils ont des temps de réaction assez lents puisqu’ils organisent leurs expositions très en amont, ce qui rend la collaboration avec des créatifs parfois compliquée. Ce n’est pas impossible, la preuve avec Orsay, mais faire rencontrer deux mondes, c’est un apprentissage !
Avec Quentin, on a été approchés pour ce genre de collaboration. On a d’ailleurs l’envie de créer d’autres épisodes qui puissent entrer au musée. Malheureusement, comme je le disais plus haut, les délais sont compliqués… Nous avons par exemple été contactés par un grand musée, mais c’est une conversation qui s’étend sur des années, ce qui nous pousse à nous réorganiser afin de rendre ce projet réalisable. On est à la fois en discussion et en réflexion pour faire évoluer ce projet et rendre une association de ce genre possible.
Le deuxième épisode, lui, retrace la vie d’Artemisia Gentileschi. Pourquoi avoir choisi de faire le portrait de cette artiste ?
Gaëlle Mourre : Pour ce deuxième épisode, on souhaitait se pencher sur une artiste féminine, car le canon est quand même très largement dominé par des hommes. Pourtant, il n’y avait pas que des hommes qui peignaient… À travers notre projet, on voulait contribuer à une mise à jour de l’histoire de l’art et à la mise en avant d’autres artistes, qu’il s’agisse de femmes ou des artistes d’autres cultures, dont on n’a pas forcément la connaissance en Europe. Et puis, il faut le dire, Artemisia Gentileschi a une histoire totalement fascinante !
À propos des futurs épisodes, quels artistes ou tableaux aimeriez- vous mettre en lumière avec Quentin Darras ?
Gaëlle Mourre : Il y a beaucoup d’artistes dont on aimerait parler… Les deux premiers épisodes étaient des choix qui provenaient uniquement de nous, puisqu’ils ont été créés indépendamment d’institutions culturelles. Maintenant, comme je te disais, nous aimerions pouvoir collaborer avec des institutions et, plutôt que d’imposer un artiste, l’idée serait d’établir un dialogue entre une programmation ou une collection et notre savoir-faire. À titre personnel, j’adorerais faire un épisode sur Elisabeth Vigée-Lebrun, je trouve qu’elle a une histoire fascinante. Concernant des artistes plus contemporains, Jean-Michel Basquiat serait génial en VR ! Malheureusement, je pense que c’est compliqué en termes de droits d’auteur… En tout cas, plus généralement, on adorerait créer une collection diversifiée, qui brasserait plusieurs cultures. Nous sommes actuellement en train d’explorer le travail d’une artiste coréenne. On ne peut pas trop en parler pour l’instant, mais ce que je peux vous dire, c’est qu’on a hâte d’enrichir la collection d’artistes différents !
J’aimerais que l’on revienne sur l’épisode consacré à Artemisa Gentisleschi, qui est régulièrement citée comme une figure d’émancipation de la femme. À l’occasion de la dernière édition du GIFF, vous avez récemment animé une discussion intitulée « Regard féminin + VR : Quand le techno-féminisme s’empare des environnements numériques ». Pensez vous que le numérique soit particulièrement sujet au male gaze ? Si oui, quelles pourraient être les solutions pour faire de ce domaine un espace plus égalitaire ?
Gaëlle Mourre : C’est une grande question… Je ne pense pas personnellement que le numérique soit particulièrement sujet au male gaze. Je ne vais parler que des expériences immersives, mon domaine, qui, étant plus récent, reste davantage ouvert à la diversité. Ce qui, en soi, est une source de questionnement quant à nos habitudes de « storytelling ». Une femme peut tout à fait apporter un male gaze à un projet, car c’est aussi quelque chose que l’on intériorise. Reste les expériences immersives nous forcent à questionner nos méthodes – comme moi j’ai pu le faire. S’y lancer signifie donc également réfléchir correctement à notre pratique, à être honnête par rapport à l’histoire que l’on veut raconter, à remettre nos biais en question. Le male gaze existe partout, on en fait tous un peu. En tout cas, peu de personnes apportent un female gaze à leurs expériences. Soit c’est un choix conscient, soit c’est quelque chose sur lequel on devrait se poser des questions. Est-ce un choix artistique ou juste une habitude ? Le regard masculin ayant longtemps été le regard de référence, s’en défaire engage un grand travail. Mais j’ai le sentiment que nous sommes nombreux.ses à se pencher sur la question.
« Le regard masculin ayant longtemps été le regard de référence, s’en défaire engage un grand travail. Mais j’ai le sentiment que nous sommes nombreux.ses à se pencher sur la question. »
Là, on parle surtout de ce qui est montré, mais concernant les créateurs, dirais-tu que le domaine de la VR est plus inclusif que le cinéma traditionnel, régulièrement épinglé à ce sujet depuis quelques années ?
Gaëlle Mourre : Le manque de diversité étant un problème systémique, les nouveaux médias ne sont pas immunisés contre ça. Par contre, ces nouveaux formats n’ont pas eu le temps de créer de mauvaises habitudes ! Ces biais sont apportés par des individus plutôt que par un système en place, sclérosé, qui n’ouvre pas les portes aux femmes ou à des créateurs issus de la diversité. Le problème du manque de diversité, c’est que nous n’avons pas assez de voix différentes qui se font entendre. Je dirais qu’en tant que personne, on doit faire plus de place et qu’il y a encore du travail, mais qu’en tant qu’industrie, le milieu de la VR est beaucoup plus favorable aux nouveaux venus.