Dominique Moulon : « Avec l’IA, l’artiste peut désormais accepter l’idée d’être coauteur de son œuvre »

27 décembre 2023   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Dominique Moulon : « Avec l’IA, l’artiste peut désormais accepter l’idée d’être coauteur de son œuvre »

Curateur de diverses expositions en 2023, Dominique Moulon est omniprésent en cette fin d’année avec Échantillons de soi à La Traverse, En d’infinies variations au Centre Culturel Canadien et Multitude & Singularité au Bicolore. À chaque fois, une même envie se distingue : questionner l’immatérialité en art, dévoiler le coefficient numérique d’une œuvre d’art contemporain, explorer les potentiels créatifs de l’électronique et de l’informatique. Au moment de tirer le rideau sur 2023, le commissaire d’exposition fait le bilan d’une année où l’IA, l’écologie et les notions d’identité ont visiblement occupé tous les esprits.

Tu es le curateur de trois expositions dédiées à l’art numérique en cette fin d’année. As-tu la sensation que les institutions s’intéressent toujours plus à ce courant artistique, à cette immatérialité si liée à la culture digitale ?

Dominique Moulon : Il est vrai qu’il y a un frémissement à l’heure actuelle, mais ce n’est pas le premier. À ce titre, il est toujours très intéressant de rappeler au grand public qui connaît généralement les arts numériques depuis deux ans, avec l’arrivée des NFTs, que ce courant artistique existe depuis plusieurs décennies. En un sens, on pourrait même considérer que l’art numérique existe depuis les années 1950 avec tous ces artistes qui se mettent alors à utiliser de la robotique, tandis qu’une exposition comme Cybernetic Serendipity, en 1968, se révèle être particulièrement fondatrice, dans le sens où elle vient confirmer l’intérêt des artistes et des chercheurs pour la cybernétique.

Tout cela pour dire que chaque décennie a permis à l’art numérique de se développer et se professionnaliser un peu plus, si bien que le public est aujourd’hui prêt à recevoir des œuvres digitales, rendues plus séduisantes encore grâce au perfectionnement des vidéoprojecteurs, des lumières LED, de la 3D, etc. 2023, ça a donc été l’année où nous – curateurs, commissaires d’expositions, journalistes, artistes et spectateurs – avons rendu visible ce qui couvrait à bas bruit depuis la deuxième moitié du 20ème siècle.

[In]Material ©Metahaus

Au sein de Multitude & Singularité, Échantillons de soi ou En d’infinies variations, de nombreuses œuvres ont été pensées ou réalisées à l’aide de l’IA. À titre personnel, qu’est-ce qui t’intéresse dans la façon dont les artistes se servent de cette technologie ?

Dominique Moulon : Ces techniques ne sont pas nécessairement nouvelles, mais la façon de les approcher l’est totalement. Il y a chez les artistes actuels l’idée d’un relatif lâcher-prise, l’acceptation d’une part d’aléatoire, d’inconnu, de surprise. Au 20ème siècle, beaucoup d’artistes intégraient déjà une forme d’aléatoire dans leur art, mais le numérique renforce cette idée que l’œuvre se génère en partie d’elle-même, et que l’artiste est le premier spectateur de ce qu’il avait anticipé en rédigeant des contraintes via le code ou les prompts

Quant à ce qui m’intéresse, je dirais que ça se résume en deux éléments. Premièrement, j’aime voir émerger des œuvres très personnelles créées à l’aide de ces intelligences artificielles que l’on accuse encore trop souvent de formater. Deuxièmement, je suis fasciné par la possibilité, à l’heure actuelle, de découvrir le travail d’artistes émergents en parallèle grâce aux IA génératives. Chaque technologie amène avec elle une nouvelle génération d’artistes, et j’ai hâte de voir ce que va nous proposer celle-ci.

DominiqueMoulon
« Je fais confiance aux artistes pour se saisir des erreurs de l’IA afin de les exploiter plutôt que de chercher à les gommer. »

Un certain nombre d’artistes, comme Cecilie Waagner Falkenstrøm ou Mogens Jacobsen, utilisent l’IA sans chercher à masquer les erreurs et les stéréotypes générées par Midjourney ou Dall-E. Crains-tu le moment où une IA pourra se montrer aussi précise qu’un portrait de Le Caravage ?

Dominique Moulon : L’époque actuelle est assez fascinante de par la façon dont les artistes se jouent des erreurs générées par les intelligences artificielles. En octobre dernier, j’ai eu l’opportunité de présenter le travail de Bruno Ribeiro dans un hôtel particulier, et c’est vrai que lui aussi est très intéressé par ces erreurs, notamment dans la représentation des mains. Quant à savoir si l’IA sera toujours aussi intéressante quand elle produira des images parfaites ? Si l’on ne risque pas de s’ennuyer à force de l’hyperréalisme ? Disons que l’on aura certainement accès à autre chose à ce moment-là. Reste que s’il y a bien un monde où l’on peut s’autoriser des erreurs, où je dirais même qu’on les attend, c’est évidemment le monde de l’art. Je fais donc entièrement confiance aux artistes pour ne pas se satisfaire de cette perfection technologique, pour se saisir des erreurs de l’IA afin de les exploiter plutôt que de chercher à les gommer.

Multitude & Singularité ©Le Bicolore

À l’avenir, doit-on s’attendre à ce que chaque œuvre ait un coefficient numérique ?

Dominique Moulon : À ce sujet, j’ai tendance à citer mon directeur de thèse, qui se demandait s’il ne faudrait pas chercher le coefficient numérique dans une œuvre comme Marcel Duchamp cherchait le coefficient d’art dans les objets ? À titre personnel, j’ai passé une partie de ma vie à chercher de l’art dans le numérique en allant à des festivals et autres événements spécialisés. Aujourd’hui, je préfère chercher du numérique dans l’art en allant dans des expositions d’art contemporain. Après tout, un artiste qui entame sa réflexion par une recherche Google, sachant que les algorithmes ne sont pas neutres, confère déjà, même sans le savoir, un coefficient numérique à son travail. Pourquoi ? Parce que les images vues sur Internet façonnent inévitablement son imaginaire.

Qu’importe qu’une œuvre ne soit que picturale ou sculpturale, qu’importe qu’elle soit réalisée avec des matériaux dits traditionnels. La vérité, c’est que l’on ne peut omettre la manière dont la culture visuelle de l’artiste est impactée par le numérique. Ce qui est d’autant plus fascinant, c’est que cela rejoint finalement le processus des IA, qui apprennent à façonner des images en se nourrissant de milliers d’autres images. Au fond, on fonctionne de la même façon. À partir du moment où l’on se nourrit de cultures numériques, on ne peut en faire abstraction au moment de créer.

DominiqueMoulon
« Je ne vois pas une machine être capable de créer une esthétique de rupture, comme l’a été le carré blanc de Malevitch, l’urinoir de Duchamp ou le bleu de Klein.  »

Comprends-tu que cette notion puisse créer le trouble dans l’esprit du grand public, qui ne parvient pas toujours à définir ce qu’est vraiment l’art numérique ?

Dominique Moulon : Avant tout, je ne prétends pas faire des expositions d’art numérique… Pour moi, ce sont des expositions d’art contemporain à l’ère du numérique. Mais pour en revenir à la question initiale, je dirais qu’il ne faut pas mentir au public. En 2018, par exemple, lors de l’exposition Artistes & Robots au Grand Palais, de nombreux spectateurs étaient déçus de voir si peu de robots… Il faut vraiment prendre le temps d’expliquer au public que l’art évolue, et que tout a tendance à se mélanger ces derniers temps. Au printemps, à la Topographie de l’Art, j’avais d’ailleurs nommé une de mes expositions La fusion des possibles, dans le sens où les possibles d’hier sont les réalités d’aujourd’hui, et que tout s’entremêle sans cesse. Ce serait dommage de ne considérer que le numérique ou l’art traditionnel, de se limiter à un médium alors que les artistes actuels mélangent tout avec passion.

Sabrina Ratté, Monade IV, 2020, Photogrammétrie (scans et animation 3D) ©Sabrina Ratté/Galerie Charlot/Topographie de l’Art

J’ai l’impression que l’idée souterraine des expositions que tu as eu l’occasion de curater cette année, de même que celle Je est un autre au CENTQUATRE-Paris, est aussi d’affirmer que les avancées technologiques n’actent pas notre disparition ; elles viennent au contraire accompagner notre nécessaire mutation. Est-ce le cas ?

Dominique Moulon : C’est effectivement là le reflet de mon optimisme, que certains ont tendance à pointer du doigt. Or, je pense qu’il faut être un peu naïf pour être critique d’art et commissaire d’exposition, ne serait-ce que pour se laisser happer, s’abandonner à ses sens et ses émotions. Quant à ce que tu évoques dans ta question, oui, disons que j’aime l’idée de questionner la société, donner des clés de lecture grâce au travail d’artistes. Quoique l’on puisse penser, que l’on soit sceptique quant à l’intérêt du virtuel dans l’art ou craintif vis-à-vis des intelligences artificielles, l’artiste est encore maître de son art. La seule différence, aujourd’hui, avec l’IA, c’est qu’il peut accepter le fait d’en être le coauteur. Pour quelqu’un comme moi, qui croit davantage à la collaboration qu’au remplacement, c’est forcément excitant. Évidemment, sur le plan social, des métiers vont devoir évoluer, d’autres sont menacés, mais j’ai tendance à penser que la créativité est et restera résolument humaine.

Les IA peuvent bien refaire « à la manière de », mais je ne vois pas une machine être capable de créer une esthétique de rupture, comme l’a été le carré blanc de Malevitch, l’urinoir de Duchamp ou le bleu de Klein. Disons plutôt que l’art des machines permet de susciter des évolutions, mais pas des révolutions. Pour cela, il faut que les œuvres soient la conséquence d’un travail commun entre l’humain, les algorithmes et les datas. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, si des artistes comme Mogens Jacobsen utilisent des bases de données qu’ils ont eux-mêmes créé. Cela prouve que les artistes ne se satisfont pas des datas qu’on leur propose.

Anamorph Lattice 1, 2020-2022 ©George Legrady/Centre Culturel Canadien

On a l’impression que les grandes tendances de l’année, en art numérique, ont été le corps, et donc l’identité, ainsi que l’écologie. As-tu la même sensation ?

Dominique Moulon : Le corps étant historiquement une préoccupation centrale dans le champ de l’art, il est finalement logique de constater que sa représentation occupe encore et toujours l’esprit des artistes. Quant à l’écologie et l’identité, disons qu’elles font partie des thématiques contemporaines. Il suffit de lire n’importe quel média ou de regarder n’importe quel journal télévisé pour comprendre que ces sujets sont au centre des préoccupations actuelles. En tant que commissaire d’exposition, mon rôle est donc de participer au débat public avec différentes œuvres, si tant est qu’elles soient plastiquement intéressantes, évidemment. L’idée étant de nous saisir des débats publics et de rassembler des artistes capables d’initier le spectateur à d’autres réflexions.

Nous vivons au sein d’une époque où la représentation de soi s’est décuplée, sur les réseaux, que ce soit via les avatars ou dans l’espace public. En quoi l’art numérique se révèle-t-il pertinent pour aborder ce sujet ?

Dominique Moulon : Peut-être est-ce tout simplement parce que le numérique est l’une des innovations technologiques ayant le plus profondément chamboulé notre rapport à notre identité, à ce qui est vrai ou non. Il paraît indéniable, en effet, que les réseaux sociaux ont changé notre rapport au fait, à la réalité, si bien que les artistes investissent le champ de l’art en ayant les mêmes préoccupations en tête. Encore une fois, il n’y a rien d’anodin à ce que l’évolution de l’identité soit autant questionnée au Sénat qu’au sein du monde de l’art : cela prouve qu’il existe une réelle proximité entre ces deux mondes.

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