À Garges-lès-Gonesse, le Cube Garges se présente depuis son ouverture en début d’année comme un pôle d’innovation culturelle interdisciplinaire et numérique étiré sur 10 000m2. L’équipe, elle, en parle comme d’un « lieu de vie », volontiers axé sur le digital et les nouvelles formes d’expression artistique. Reportage sur place.
Il paraît qu’en devenant adulte, on perd cette forme de porosité au monde que les enfants ont en eux, celle qui leur permet de parler avec ce qui les entoure, de s’inventer des univers totalement fantasmés. Il paraît aussi qu’une sorte de rétrécissement dans la compréhension du monde s’opère au fur et à mesure des années, que l’on se montre de moins en moins curieux. Ce manque d’ouverture, cette lassitude qui surgit une fois adulte, on le ressent parfois d’autant plus auprès de quelques professionnels de l’art, difficiles à enthousiasmer, assis sur leurs acquis et leurs certitudes, blasés par tant d’années à explorer les coulisses du milieu.
À l’évidence, Clément Thibault échappe à ce stéréotype. Il n’y a chez lui aucune lassitude, aucun mépris. Uniquement de l’engouement, de l’appétence, une passion sincère pour la création numérique. Cela se ressent dans son débit de paroles, très intense, et son propos, profondément érudit. Mais cela se voit également dans son regard, du genre à s’illuminer à chaque fois qu’il évoque une œuvre, un concept artistique ou un projet en cours.
Ça tombe bien : des projets, Clément Thibault en a un paquet en tête pour le Cube Garges, cette structure dont il assure la direction des arts visuels et numériques. Parmi eux, un festival de réalité virtuelle à venir à l’automne, un festival croisant les différentes disciplines représentées au Cube, ainsi que différentes idées qu’ils annoncent « still in the making »… En secret, Clément Thibault rêve également de réaliser toutes les scénographies à domicile, au sein d’un fab lab parfaitement équipé (impression 3D, ateliers d’électronique, ateliers bois, broderie numérique, sticking, etc.). Par souci écologique, mais aussi dans l’idée d’avoir un contrôle encore plus important sur les œuvres/travaux/expériences présentés au sein de l’institution, dont l’ambition est d’« investir le numérique d’imaginaires qui ne soient pas des imaginaires dominants ».
Les reflets du miroir
C’est que le Cube Garges, ouvert fin janvier 2023 en plein cœur de Garges-lès-Gonesse, dans l’idée de rassembler tous les équipements culturels de la ville en un seul endroit, permet de rêver grand : un cinéma, un auditorium, une médiathèque, un espace dédié aux ateliers, un studio, des salles de répétition ou encore un lieu d’exposition pensé « pour distribuer tous les espaces du Cube ». C’est là, dans ce grand espace chaleureux, boisé, cerné par de multiples fenêtres donnant sur l’extérieur, que se tient jusqu’au 1er août Le miroir d’un moment, une exposition imaginée comme « une galerie de portraits du XXIème siècle ».
Clément Thibault poursuit : « L’idée, c’était de se focaliser sur la notion d’identité. En tant que néo-gargeois, les locaux commencent simplement à nous découvrir. Ça me semblait donc intéressant de nous interroger sur notre identité, de réfléchir à qui on est. D’autant que le Covid, notamment via le masque ou les conversations Zoom, a profondément modifié notre rapport à l’autre, aux regards que l’on porte sur les gens, à ceux qu’ils portent sur nous. On a presque l’impression que les miroirs, qui étaient jusqu’alors des surfaces réfléchissantes, sont désormais des surfaces intelligentes, captant, analysant et stockant différentes données. »
Présentée jusqu’au 1er août, Le miroir d’un moment s’appuie autant sur un parcours ludique et interactif que sur une programmation pointue, témoignant des préoccupations des artistes numériques pour les questions liées au double virtuel, à l’extension du corps, au trouble des identités : autant de problématiques également soulevée lors de la dernière édition du Palais Augmenté, où les travaux d’Inès Alpha et Lu Yang jouissaient déjà d’une belle mise en avant. Au Cube Garges, ces derniers ne sont pas les seuls à aborder le sujet, à interroger notre temps et à le refléter « à partir du visage de celles et ceux qui le vivent » : Mario Klingermann, Patrick Tresset, Ana Rajčević et divers artistes locaux sont également invités à expérimenter le visage humain, et plus précisément encore ce que ce dernier reflète des inquiétudes, des craintes et de la beauté de l’époque.
La tête dans le Cube
Si Le miroir d’un moment est un temps fort de 2023, il n’est évidemment pas le seul. Au Cube, le dynamisme de l’équipe, 30 ans de moyenne d’âge, ce qui est relativement jeune, se mesure chaque année en quelques chiffres : 500 ateliers d’éduction numérique, 450 ateliers hors-les-murs (principalement dans les écoles et les collèges), 40 spectacles, 58 représentations, 300 séances de cinéma, ainsi que 4 expositions et installations, dont deux étirées sur cinq mois.
À en croire Clément Thibault, cette abondance de propositions, cette programmation fluide et ouverte, de même que son accessibilité, est une nécessité. C’est là la certitude de répondre aux besoins d’un territoire qui, bien que porté par un tissu associatif extrêmement dense, comptait jusqu’alors très peu de lieux culturels : « En plus d’être une ville très jeune, 50% des habitants ayant moins de 30 ans, Garges, c’est tout de même une soixantaine de nationalités et une quarantaine de langues parlées. Tout l’enjeu du Cube est donc de penser l’inclusion des cultures et des identités via l’art numérique tout en évitant l’assimilation et la juxtaposition culturelles. »
Sur sa lancée, Clément Thibault évoque l’envie de construire des ponts, de créer des croisements et des échos entre les courants artistiques et les publics : « D’un côté, il faut penser au public gargeois, hyper présent, à qui on ne peut proposer qu’un évènement. L’idée, c’est d’éviter qu’il pense avoir tout vu après avoir visité une expo. De l’autre, il faut penser aux spectateurs venus de l’extérieur, y compris de Paris. La capitale n’a beau qu’à être qu’à 30 minutes de Garges-lès-Gonesse, c’est suffisant pour créer une frontière spirituelle. »
Au-delà de ces problématiques, inhérentes à la pérennité et à la croissance d’un lieu culturel, le Cube peut se réjouir : avec 25 000 visiteurs depuis le début d’année, il semble d’ores et déjà avoir trouvé ses marques, défini sa propre vision des arts numériques. Sans oublier, c’est bien là l’essentiel, d’être un « lieu de vie » accessible à tous les publics.