Artiste-chercheuse, titulaire d’un doctorat en Arts de la Scène et de l’Image (laboratoire Passages XX-XXI à l’Université Lumière Lyon 2), Léa Dedola vient de synthétiser son approche de l’art numérique et des émotions dans un ouvrage co-écrit avec Philippe Fuchs : Les émotions dans la création artistique : arts numériques et films VR. Pour Fisheye Immersive, elle explique en quoi la VR est un médium de choix au moment d’encourager le sensible, de favoriser une (re)connexion avec soi-même.
Les technologies immersives permettent d’aller virtuellement dans l’espace ou de se balader au milieu des dinosaures. Cette émotion est-elle avant tout liée à un « effet waouh » ou est-elle due à la possibilité d’assouvir de vieux fantasmes humains et populaires ?
Léa Dedola : Lorsque des participants découvrent la réalité virtuelle pour la première fois, ils sont souvent saisis par un « effet waouh », caractérisé par la surprise et l’inattendu. Le simple fait d’immerger son corps dans un environnement virtuel à 360° à travers un casque peut susciter un sentiment d’émerveillement chez les personnes « novices » de la réalité virtuelle. Cependant, cet attrait technologique initial ne suffit pas à garantir des expériences significatives.
En effet, les utilisateurs s’habituent progressivement aux conditions d’immersion et d’interaction de la réalité virtuelle au fil de leurs expériences et ainsi, « l’effet wahou »… s’estompe. Dans le même temps, les créateurs se sont eux-mêmes familiarisés avec le média en comprenant ses différents processus de création et en explorant les possibilités artistiques qu’il offre. Il devient donc essentiel de créer des œuvres qui encouragent une expérience plus réfléchie sur le plan artistique, car l’art XR en général, ne peut se limiter à l’impact de la technologie sur le corps humain. Il doit proposer un angle expérientiel qui est également le reflet d’une vision artistique (forte) de la part des créateurs. En d’autres termes, cela signifie que les expériences proposées doivent être conçues de manière à transcender les simples aspects techniques de la réalité virtuelle pour offrir une perspective artistique unique et profonde.
Au fond, quel est l’intérêt de cette dimension émotionnelle dans notre rapport à l’œuvre ?
LD : Le développement d’un lien profond, émotionnel, avec une expérience comporte de nombreux avantages. En effet, lorsque nous vivons une expérience (positive ou négative), celle-ci crée des marqueurs somatiques qui l’ancrent plus solidement dans notre mémoire. Il y a donc un premier intérêt – pédagogique, artistique, voire commercial– à développer ce type de connexion émotionnelle. D’autant que, lorsqu’une expérience nous marque profondément, nous avons également tendance à en parler davantage en employant des stratégies de communication relatives aux émotions : le partage social des émotions ou la contagion émotionnelle. Attention cependant à conserver une éthique car nous touchons là à des aspects (très) sensibles de l’humain.
Si maintenant je m’adresse de manière spécifique aux artistes, aux créateurs. Il est crucial qu’ils comprennent le fonctionnement corporel humain – voire même le fonctionnement émotionnel, cognitif et sensorimoteur – et qu’ils s’inspirent de méthodologies de création émotionnelle, en concevant leurs environnements, leurs scénarios, et autres aspects de leur œuvre, de manière à susciter des émotions chez les participants. Car les émotions se manifestent très rapidement dans le corps, ce qui nous permet de réagir quasiment instantanément à une expérience. Approfondir notre compréhension de la manière dont les émotions influent sur nos réactions peut donc nous aider à créer des expériences plus immersives et significatives pour les individus.
« Les émotions se manifestent très rapidement dans le corps, ce qui nous permet de réagir quasiment instantanément à une expérience »
Penses-tu que les œuvres VR s’appuient aujourd’hui sur des technologies suffisamment développées pour prendre en compte l’émotion du public ? Cette dernière n’influence-t-elle pas d’office leur choix ?
LD : J’ai principalement remarqué que les expériences artistiques parviennent à prendre en compte les émotions individuelles ou de petits groupes, comme le démontrent les œuvres de Suzanne Dikker ou de Lisa Park (dans notre livre, nous dédions un chapitre entier à ce sujet). Cependant, dans le cadre d’un public plus large, d’autres phénomènes émotionnels doivent être pris en considération, tels que la contagion émotionnelle, par exemple.
Actuellement, nous travaillons précisément sur ces défis de recherche-création. En collaboration avec la compagnie Fheel Concept et la Société des Arts Technologiques de Montréal, nous développons de nouveaux outils d’interfaçage émotionnel pour créer un spectacle de cirque hybride destiné au grand public : le spectacle VIBH20. Ce projet nous permettra d’étudier les processus de synchronisation physiologique et émotionnelle à l’œuvre pendant une expérience collective.
C’est une question que Philippe Fuchs et toi développez au sein de votre ouvrage, mais j’aimerais tout de même te la poser : comment les artistes et les concepteurs peuvent-ils exploiter techniquement et artistiquement l’expressivité des émotions ? Sachant que celles-ci ne sont pas toujours universelles et partagées…
LD : C’est une très vaste question. La réponse la plus courte que je peux donner est la suivante : pour contourner le constructivisme émotionnel – le fait que les émotions ne soient pas toujours exprimées de la même manière selon les normes culturelles et sociales -, les artistes trouvent souvent avantageux de ne pas se limiter à des modèles catégoriels tels que la joie, la peur, le dégoût, la tristesse, la surprise et la colère. Au lieu de cela, ils adoptent des modèles dimensionnels de plaisir-déplaisir, d’excitation-relâchement, etc. Beaucoup d’expériences évoquées dans le livre démontrent cet intérêt.
« Approfondir notre compréhension de la manière dont les émotions influent sur nos réactions peut donc nous aider à créer des expériences plus immersives et significatives pour les individus. »
Aussi, développer une œuvre « émotionnelle » ne se résume pas uniquement à l’utilisation d’une technologie capable d’interfacer et d’exploiter les émotions humaines. Compte tenu de la diversité des approches, nous avons élaboré dans le livre une taxonomie en quatre niveaux d’immersion et d’interaction émotionnelle permettant une analyse plus approfondie des œuvres et des processus impliqués. Celle-ci concerne à la fois des œuvres dont le discours artistique général met en avant la dimension émotionnelle de l’expérience, mais aussi des œuvres utilisant des technologies capables d’exploiter les émotions humaines. Ainsi, le développement d’une œuvre émotionnelle peut également impliquer l’utilisation de méthodes de création orientées vers l’induction des émotions. Dans notre livre, nous présentons par exemple un storyboard, des méthodes scénaristiques et de gameplay dédiés à ce type de réflexion.
Dans votre livre, vous dites que L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat , récemment revisité par Bruno Ribeiro, se jouait déjà de cette frontière entre ce qui est réel ou non. La VR n’est-elle que le prolongement d’un long processus à l’œuvre depuis que les humains sont confrontés aux images filmées ?
LD : L’exploration de l’immersion sensorielle, de la frontière entre réel et virtuel, ne se limite pas aux images filmées, mais englobe également d’autres formes artistiques telles que les peintures, les installations, comme dans le cas de l’art optique ou de l’art cinétique. Dans mon ouvrage, j’aborde surtout l’idée d’un continuum technologique qui vise à intensifier l’expérience sensorielle des spectateurs. La réalité virtuelle réactualise la question de l’immersion corporelle grâce à l’apparition de nouveaux dispositifs – visiocasques 360° autonomes (ou non), par exemple – et donc de nouvelles expériences artistiques.
Une question cruciale à cet égard, qui reste largement sous-explorée dans le domaine, est… celle de l’immersion et de l’interaction émotionnelle. Il est nécessaire de comprendre comment les dispositifs de réalité virtuelle influent sur les émotions des participants et de comprendre comment cet axe émotionnel peut enrichir les processus de création artistique et in fine la place que nous donnons aux humains dans ce type d’environnement.
À titre personnel, quelles sont les deux ou trois œuvres VR qui te restent en tête de par leur puissance émotionnelle, ou leur manière de se jouer des émotions ?
LD : J’aime beaucoup les œuvres – plutôt axées « arts numériques » – de Raphaël Lozanno-Hemmer (Remote Pulse), de Sean Montgomery (Heart-felt Apparel) et de Lisa Park (Heartmonic). Sans oublier, bien sûr, Char Davies (Osmose, 1994-1995), une artiste pionnière dans le domaine du biofeedback et de la réalité virtuelle.