Les NFT, face à un désintérêt du public ?

Les NFT, face à un désintérêt du public ?
© Cédric Quissola, IA / Courtesy of musée Granet

Depuis 2021, les NFT ont envahi nos vies, alimenté nombre de débats et n’ont cessé d’étendre leur influence. Du moins, jusqu’à la fin de l’année dernière. Ces derniers mois, les NFT connaissent en effet un net recul, peut-être plombés par un marché en crise et un milieu artistique qui évolue de manière drastique. Marie-Odile Falais, collectionneuse d’art, et Pamela Grimaud, conservatrice du patrimoine, responsable du pôle recherche et conservation du musée Granet Aix-en-Provence, en ont discuté avec nous.

Les NFT ont connu leur jour de gloire il y a environ deux ans. On disait alors qu’ils représentaient un paradis pour celles et ceux qui voulaient se faire de l’argent rapidement, qu’ils incarnaient l’essor d’un nouveau marché de spéculation de la part du grand public. Que nenni ! En réalité, la dénaturalisation de ces œuvres d’art n’a pas encore tenu toutes ces promesses. Si bien que les NFT semblent avoir perdu de leur pertinence auprès de spéculateurs, influenceurs et autres profils pensant n’y trouver qu’un intérêt lucratif.

En réalité, le marché semble simplement s’être recentré sur lui-même, devenant un terrain de rencontres où fourmillent uniquement les passionnés d’art numérique, professionnels ou amateurs. Marie-Odile Falais, collectionneuse d’art, s’est par exemple penchée sur l’art NFT après la grosse vente de Beeple’s : The First 5000 Days, et a commencé à acquérir des œuvres digitales. Du côté des institutions, on note le même enthousiasme : le musée d’art contemporain d’Aix-en-Provence – le musée Granet – a ainsi saisi l’occasion de lier sa collection à ces nouvelles technologies lors d’une exposition présentée début 2023 : Sphère, code et cylindre (un clin d’oeil à une lettre de Cézanne datant de 1904 : « Il faut traiter la nature par la sphère, le cône et le cylindre« ). Pamela Grimaud, conservatrice du patrimoine, responsable du pôle recherche et conservation du musée Granet, ainsi que Marie-Odile Falais reviennent pour nous sur ces deux dernières années d’évolution.

À titre personnel, qu’est-ce qui vous a décidé à vous intéresser à l’art digital ?

Marie-Odile Falais : Ayant l’habitude de soutenir les artistes que j’aime bien en achetant leurs œuvres, j’y ai vu une continuité avec ma pratique de collectionneuse dans l’art traditionnel. Les NFT ont quelque chose d’immédiat, une sorte de lien direct avec l’artiste. Je constate qu’il y a un rapport différent, une certaine forme de transparence aussi. L’information est accessible pour tout le monde, notamment les historiques de vente, ce qui n’est pas forcément le cas dans le marché traditionnel.

Pamela Grimaud : Depuis le Covid, plusieurs musées ont lancé des NFT, comme le British Museum, ce qui nous amené à nous interroger sur cette démarche. Puis, cela nous a intéressé en tant qu’objet d’art, et non plus uniquement à travers une démarche purement commerciale. On ne voulait pas rentrer là-dedans, entretenir des liens avec les crypto monnaies. Ce n’était pas cet aspect qui nous intéressait, de même que l’on n’a pas cherché à vendre des œuvres « en propre ». L’idée, c’était de laisser les artistes libres de faire ce qu’ils veulent de leur œuvre NFT, qu’ils puissent choisir de la faire exister commercialement sur la toile ou non.

Marie-OdileFalais
« J’aime l’idée de remettre l’art dans notre quotidien, de mener notre vie accompagnée d’une œuvre. »

Ces derniers mois, on a l’impression que le marché des NFT a énormément évolué. Parfois, on se demande même s’il n’a pas perdu en intérêt. Qu’en est-il réellement ?

Marie-Odile Falais : Je pense qu’il y a des gens qui n’étaient pas forcément là pour les bonnes raisons. Ce qu’ils ont retenu, c’est la spéculation financière, qui existe pourtant déjà dans l‘art traditionnel. Bien sûr, il y a une histoire d’argent derrière les NFT, mais je trouve ça dramatique que des personnes extérieures au milieu puissent faire des placements de produits sur des NFT : ça entache complètement l’image du marché et, par conséquent, la démarche des gens qui sont de vrais collectionneurs. Alors, oui, on pourrait dire qu’il y a actuellement un désintérêt, mais j’y vois plus une forme d’écrémage. C’est comme une course de fond, ceux qui sont restés sont ceux qui sont vraiment intéressés ; ceux qui ont fini par déserter le marché sont ceux qui étaient là pour les mauvaises raisons.

Pamela Grimaud : Au musée, nous avons un public très identifié « beaux-arts », donc plutôt âgé, et force est de constater que les NFT ont renouvelé ce public. Lors de l’exposition Sphère, code et cylindre, nous avons remarqué la présence de nouvelles têtes, notamment des étudiants et des jeunes actifs – une tranche que nous avons habituellement moins de facilité à capter. Ces derniers paraissaient plus intéressés, plus réceptifs. L’exposition a aussi dédramatisé et désacralisé la notion de NFT envers notre public. C’était pour nos habitués l’occasion de ne plus voir les NFT comme un simple atout commercial lié à la crypto monnaie.

L’atelier des machines de Grégory Chatonsky ©Grégory Chatonsky – Musée Granet
PamelaGrimaud
« Il est important que le ministère de la Culture s’y intéresse afin de nous donner les moyens, les solutions et les outils pour gérer du mieux possible ces œuvres d’art liées à des NFT. »

Justement, que dit le marché des NFT sur la création des artistes à l’heure actuelle ?

Marie-Odile Falais : Aujourd’hui, une proportion d’artistes n’a pas de message artistique, et je trouve ça regrettable. Oui, on apprécie la technique, mais cela n’empêche pas d’avoir une vraie démarcher artistique, de lier les deux. Les NFT sont nés avec la promesse de pouvoir sortir d’un système trop longtemps prôné par le monde de l’art traditionnel, et cela a tendance à être oublié. Or, je pense que d’autres pistes peuvent émerger, que le digital peut apporter une autre manière d’aborder l’art.

Pamela Grimaud : D’un point de vue artistique, il y a un peu de tout dans la sphère NFT, et oui, tout n’est pas intéressant. C’est pour cela que les huit artistes auquel nous avons fait appel pour notre exposition sont des artistes numériques, et non pas seulement NFT. L’œuvre d’art en elle-même peut être tout un tas de chose. Aujourd’hui, pour moi, l’« œuvre d’art NFT » n‘est pas différente des autres. Ce qui est intéressant, c’est la démarche de l’artiste, ce qu’il a produit comme œuvre.

Les œuvres réalisées en NFT amènent aussi une autre problématique : celle de la monstration…

Marie-Odile Falais : Oui, la contrainte reste quand même le support, on ne peut pas y déroger. C’est une des limites de l’art digital. En tant que collectionneuse, c’est d’ailleurs à double tranchant. Non, je n’ai pas un support constant, mais oui, j’ai accès à mes œuvres dès que je sors mon téléphone. Disons que cette situation a le problème de ses qualités. Cela dit, j’aime l’idée de remettre l’art dans notre quotidien, de mener notre vie accompagnée d’une œuvre.

Pamela Grimaud : C’est simplement la technologie qui est nouvelle, à nous de nous y adapter. En tant qu’institution, nous ne sommes pas outillés pour montrer ces œuvres dans les conditions requises, il ne faut pas se le cacher. C’est pourquoi il est important que le ministère de la Culture s’y intéresse afin de nous donner les moyens, les solutions et les outils pour gérer du mieux possible ces œuvres d’art liées à des NFT. Au musée Granet, nous avons un Wallet numérique, mais il nous faudrait des solutions publiques pour nos institutions public. L’art numérique existe maintenant depuis les années 1990, il est temps de pérenniser les supports actuels pour continuer à avoir accès aux œuvres. Les disquettes, on ne les lit plus, les CD quasiment plus : ce sont des challenges techniques qu’il faut résoudre afin de respecter au mieux notre mission : conserver ces œuvres pour les générations futures.

Puisque l’on parle du public, celui-ci est-il au rendez-vous, curieux de ce nouveau format ?

Marie-Odile Falais : Actuellement, on sent un intérêt de la part d’un public plus large, qui se sent un peu plus à l’aise. Peut-être que c’est dû à une grande médiatisation des NFT, mais je pense aussi que les gens aiment le côté moins élitiste. Étant donné que tout le monde est familiarisé avec les écrans, il y a d’office une proximité qui se créer avec cet art, la façon de le montrer, etc.

Pamela Grimaud : Au sein du musée Granet, on ne réserve pas un sort particulier aux NFT ; ils sont une proposition artistique autour de nos collections, mais nous n’avons pas forcément l’intention créer une section purement dédiée à cette technologie. A l’occasion de notre exposition en janvier/mars, on a eu l’opportunité d’acquérir des œuvres contemporaines numériques, mais on a toujours cette volonté qu’elles soient en lien avec notre patrimoine.

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