Sorti en mai 2023 aux éditions Divergences, NO CRYPTO s’impose d’ores et déjà comme un livre majeur dans la réflexion actuelle autour de la crypto-industrie. Techno-critique, Nastasia Hadjadji y dénonce les mécanismes « prédateurs », néocoloniaux et écologiquement catastrophiques de cette nouvelle économie du Bitcoin qui se promettait pourtant révolutionnaire. Rencontre.
Nastasia Hadjadji a mené ces deux dernières une longue enquête sur les crypto-monnaies qui l’a menée à revenir sur leurs bons sentiments initiaux. En résulte un essai à la couverture rose fluo : NO CRYPTO : comment Bitcoin a envoûté la planète. Une mine d’or d’informations qui réussit l’exploit d’être totalement digeste pour les néophytes. Et correspond ainsi aux souhaits de son auteure, journaliste spécialisée dans les intersections entre économie et numérique, qui voulait « un livre qui soit accessible au plus grand nombre, avec un vrai travail de narration ».
« C’est un sujet rugueux, poursuit-elle. Les gens en ont un peu peur, personne n’y pige rien, et c’est normal, c’est fait exprès en vérité. Bien sûr qu’il y a de la complexité dans les mécanismes, mais cette espèce de rideau de fumée, de complexité ou de technologisation sert à nous tenir écartés de la réalité de cette économie. » Pour Nastasia Hadjadji, il y avait donc urgence à faire la lumière sur cette économie opaque et son « e-déologie », aux « externalités sociales, économiques et écologiques désastreuses ».
Ce point de vue, l’auteure n’hésite pas à l’étendre aux NFT dans le monde de l’art, au point d’alerter sur l’effet « cheval de troie » de certaines de ces nouveautés issues de la culture internet (mèmes, NFT…) qui font passer des idées« extrêmement réactionnaires » sous couvert d’art et de divertissement. Ou du moins, en prenant l’excuse du « cool », Nastasia Hadjadji citant au passage un ouvrage clé de sa bibliothèque : Can The Left Learn To Meme ? de Mike Watson. Dès lors, comment expliquer les « aspirations légitimes » de ceux qui y ont cru au départ ? Comment les remettre au centre de l’alternative monétaire ? Éléments de réponse.
« J’ai un tas d’exemple d’artistes qui n’ont jamais réussi à vendre leurs NFTs… D’une, parce que personne ne les achète. De deux, parce que les NFT répondent aussi à des logiques spéculatives. »
Y a-t-il vraiment eu un âge d’or, une période libre et émancipatrice où la nouvelle crypto-économie n’avait pas encore failli à ses promesses ?
Nastasia Hadjadji : Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est constitué un marché hautement capitaliste qui a émergé dans les angles morts de toute forme de régulation ; un marché qui a autorisé toutes les malversations à une vitesse rarement atteinte dans toute l’histoire économique. En revanche, même si je suis en désaccord avec leur vision politique de la monnaie, je ne peux pas prétendre que la pensée des chercheurs, militants ou hackers à la fin des années 1980 était basée sur des mensonges ; il y avait vraiment l’envie de penser une alternative libertarienne et anarcho-capitaliste au capitalisme financier. Le problème, c’est que cette vision utopique est très tôt entrée en collision avec un réel qui est financiarisé à outrance. De fait, elle s’intègre à présent au système qu’elle prétend combattre.
Dans ton livre, tu décris vraiment ce que l’on pourrait nommer une crypto-culture, au sens où ce milieu a ses mythes, ses récits originels, ses héros, ses symboles… Est-ce bien comme ça que tu l’envisages ?
Nastasia Hadjadji : Tout à fait ! J’irais même plus loin en disant que je fais une analogie avec le fait religieux, c’est-à-dire qu’il s’agit ici de bien plus qu’une culture ; on pourrait presque parler de secte ou de religion séculaire, voire même de religion non-théiste tant les caractéristiques de cette communauté de l’investissement en crypto-actifs dépassent la rationalité. Je parle ici des figures quasi prophétiques, comme le créateur de Bitcoin, Satoshi Nakamoto, qui n’a jamais révélé son identité.
Il y a un véritable culte qui part de cette figure anonyme, prophétique. Un culte malgré lui, qui se transmet via d’autres figures et qui explique en grande partie pourquoi on trouve toutes sortes d’apôtres sur les réseaux sociaux s’exprimant en hashtages, via des slogans comme « WAGMI » (« We’ll gonna make it », ndr) ou « Hodl on for Dear Life ». Quant au mantra des bitcoiners, c’est « il faut hodl », c’est-à-dire il faut garder ses bitcoins, ne pas chercher à les échanger car cela pourrait entraîner un problème de liquidité, ou l’effondrement du marché. Cet espèce de jargon totalement obscur, pour quiconque ne connaît pas, fait partie d’un gospel, d’une mythologie, etc.
Il n’est pas étonnant, donc, que le sujet ait attiré l’attention d’autant d’artistes qui utilisent les cryptos, à leur compte ou dans l’optique de les détourner… À ce propos, as-tu volontairement éludé la question de l’art NFT dans ton livre ?
Nastasia Hadjadji : Je connais pas mal d’artistes qui ont cru aux NFT. La promesse, c’était « monétise ce que tu produis en ligne », là où on sait que les canaux pour monétiser son travail aujourd’hui sont complexes, que la présence d’intermédiaires tend aussi à priver l’artiste d’une partie de ses revenus. Dans la promesse initiale, il y a quelque chose à retirer. Hélas, la réalité est toute autre : j’ai un tas d’exemple d’artistes qui n’ont jamais réussi à vendre leurs NFT… D’une, parce que personne ne les achète. De deux, parce que les NFT répondent aussi à des logiques spéculatives. Ils découlent certes de la crypto, mais il aurait fallu que j’y consacre un chapitre… Or, j’ai un jugement peu lapidaire, qui consiste à dire que tout ceci n’a été qu’une bulle spéculative artificiellement entretenue.
« Quand on me parle des femmes dans le Web3, je réponds donc, pourquoi pas. Et en même temps, j’ai envie de leur dire : laissez les crypto bros aller dans le mur tous seuls ! »
Que penses-tu d’un collectif d’artistes féministes qui envisage de se faire une place dans le Web3 comme un enjeu politique, tel que Gxrls revolution ?
Nastasia Hadjadji : Je trouve ça bien qu’il y ait des femmes dans le web3, mais je montre aussi dans mon livre que, dans le cas de la crypto, cet argument de l’émancipation est mobilisé afin d’enrôler plus de gens dans une économie qui a besoin de leur capital frais pour subsister. En réalité, on a manipulé ici un argument légitime à des fins financières… Je trouve ça extrêmement problématique, de la même manière qu’ils vont s’adresser aux noirs ou aux latinos, en leur disant que les institutions bancaires sont structurellement racistes et les excluent : « allez donc voir du côté des crypto ! » Pour résumer, disons qu’ils vont micro-cibler des communautés en mobilisant des arguments de l’ordre communautaire et affinitaire, mais tout ça est à des fins qui désservent la cause. Quand on me parle des femmes dans le Web3, je réponds donc, pourquoi pas. Et en même temps, j’ai envie de leur dire : laissez-les crypto bros aller dans le mur tout seuls !
Justement, penses-tu que les artistes ont un rôle à jouer pour sensibiliser le grand public à la complexité de tout ce phénomène économique, en même temps qu’à son double discours ?
Nastasia Hadjadji : Les cryptos se cachent derrière une neutralité de façade. Celle-ci prétend que les technologies sont neutres, qu’elles ne seraient que le reflet de l’usage que l’on en fait. Moi, au contraire, je dis qu’elles véhiculent une idéologie, qu’elles sont massivement politisées dans un sens que je juge problématique étant donné qu’il s’agit ici d’une idéologie extrêmement réactionnaire. Bien évidemment, les artistes ont un rôle à jouer dans cette sensibilisation. Hito Steyerl ou Kenny Schachter sont d’ailleurs intéressants dans le regard qu’ils portent sur les NFT, même si j’imagine que d’autres artistes sont également très critiques du phénomène… Le plus important étant qu’ils arrivent à se départir de certaines illusions.