À l’instar de l’invention de la photographie en 1839, le prompt art se démocratise à grands pas, au point d’être considéré comme une véritable révolution artistique. Un danger pour certains, une nouvelle pratique pour d’autres : en quoi consiste réellement cette technique basée sur l’intelligence artificielle ?
À la fin du XXe siècle, certains peintres excellaient dans l’hyperréalisme avec fierté, jusqu’au jour où est apparu l’appareil photographique capable de produire des portraits d’une parfaite réalité dans des temps imbattables – pour se défendre, ces mêmes artistes reprochaient à ceux qui utilisaient une telle technologie de n’avoir aucune intention artistique. Très vite, le petit monde de l’art s’est toutefois rendu compte que faire du Nadar n’était pas à la portée de tous.
Aujourd’hui, l’histoire se répète avec l’intelligence artificielle et l’émergence des prompts artistes. En quoi consiste exactement leur activité ? À la question, Étienne Mineur, designer, enseignant et éditeur répond : « Je suis spécialisé dans l’image et je m’amuse avec l’IA. Bien prompter (« souffleur », en anglais, ndr) consiste à expliciter très clairement, de manière professionnelle et avec les mots justes, ce que l’on souhaite obtenir comme image. Arriver à s’exprimer clairement, c’est tout un art. Je compare souvent les artistes prompteurs à un réalisateur de cinéma qui doit expliquer très précisément à son cadreur ou à son chef opérateur le type de cadrage ou de lumière auquel il pense, ou encore à ses comédiens ce qu’il attend d’eux. C’est valable pour un directeur artistique. Dans mon domaine, le graphisme, cette démarche est nouvelle : généralement, nous nous exprimons par le dessin ; désormais, nous le faisons par le langage. Par ailleurs, détail qui n’en est pas un, depuis que je prompte, je fais de gros progrès en anglais, car l’IA connaît parfaitement les mots de cette langue ».
Connaître l’IA
Outre l’anglais, pour maîtriser une IA, il faut connaître sa culture, et donc celle de leurs créateurs, souvent d’origine anglo-saxonne et nord-américaine. « Par exemple, poursuit Étienne Mineur, si je veux un plan vu de haut, il vaut mieux utiliser les expressions “drone view” que “top view”. Ce sont des technologies émergentes, il n’y a donc pas de mode d’emploi. Les développeurs ne nous ont pas dit quel vocabulaire employer, nous devons trouver un langage commun. Les utilisateurs expérimentent et communiquent entre eux. Dans ce domaine, on peut parler de rétro-ingénierie. »
Aussi émergentes soient-elles, ces technologies évoluent à grands pas. Aujourd’hui, de manière encore expérimentale, il est ainsi possible de dialoguer avec une IA par le biais d’images ou de vidéos. Traduction : il n’y a plus besoin d’avoir un bon coup de crayon ou de savoir gérer la lumière, il suffit d’avoir des idées et de savoir parfaitement les exprimer ! Ce qui, pour autant, n’est pas une mince affaire.
Trouver son style
Une fois le vocabulaire connu, prompter se révèle assez simple : il suffit de dicter à une IA ce que l’on souhaite comme image, et on l’obtient. Trump en drag queen, New York avec la Tour Eiffel, Napoléon Ier victorieux à Waterloo… les possibilités sont infinies. Pour se différencier, il est malgré tout nécessaire de bien connaître l’IA que l’on utilise, comme un photographe doit maîtriser son boîtier.
« Je compare souvent les artistes prompteurs à un réalisateur de cinéma qui doit expliquer très précisément à son cadreur ou à son chef opérateur le type de cadrage ou de lumière auquel il pense »
Dès lors, une question se pose : un prompt artiste peut-il vraiment avoir son style ? Étienne Mineur répond : « Midjourney, l’intelligence artificielle la plus aboutie, a son propre style. De la version 1 à la 5.2 actuelle, chaque version de l’algorithme propose un style assez facilement identifiable et défini par des humains, des mathématiciens entre autres. Tous les appareils photos ne gèrent pas le contraste ou la saturation de la même façon. Pour développer son propre style photographique, il faut bien se renseigner avant de s’équiper. Avec l’IA, c’est exactement pareil. Le style par défaut de Midjourney est reconnaissable, mais il est possible de pousser le logiciel dans ses retranchements. »
Le designer reprend son souffle, marque une pause, puis reprend, visiblement émerveillé par les possibilités offertes par ces nouvelles technologies : « Midjourney est formaté pour créer des dessins harmonieux, lisses et classiques, mais pour un projet d’ouvrage comme le mien, qui se situe à Chamonix en 2080, j’ai besoin de dessins moins précis, ce qui n’est pas évident à obtenir de sa part. Par exemple, je lui demande de me fournir une image d’un monstre issu d’une légende de Chamonix, comme s’il avait été réalisé au crayon à papier vite fait sur un bout de table. C’est loin d’être évident ». C’est effectivement une donnée à avoir en tête : Midjourney veut trop bien faire, là où d’autres IA, comme Stable Diffusion, offre plus de liberté. En open source, elle est plus facilement modifiable, l’utilisateur peut lui apporter des exemples précis par le biais d’une base de données bien définie. Le plus important étant d’avoir conscience qu’aucune IA n’est neutre : elle est la résultante d’algorithmes et de DataSet générés par des humains !
Inventer de nouvelles directions
Avoir du style n’a donc rien d’évident. Si bien qu’une autre question pointe le bout de son nez : le prompt-artiste peut-il revendiquer le statut d’artiste ? Étienne Mineur est catégorique. « Oui ! Les artistes contemporains, depuis Marcel Duchamp, ont réglé le problème, la question n’étant plus de savoir qui fait quoi mais de prôner un discours qui puisse prédominer sur la forme. Dans le domaine des arts appliqués, en revanche, on reste davantage accroché à la question de qui a fait quoi. »
« La plupart des artistes se servent du rendu de l’IA comme d’une matière première qu’ils travaillent ensuite. »
C’est que le promptage génère beaucoup de fantasmes à l’heure actuelle, ainsi qu’un tas de réactions contraires. Heureusement, Étienne Mineur note la bienveillance des juristes vis-à-vis de cette nouvelle technique, qu’ils comparent dans leur grande majorité à l’arrivée de l’appareil photo. « Beaucoup de juristes considèrent que si l’on peut reconnaître une personnalité créative derrière le prompt, alors des droits d’auteurs s’appliquent. Pour le dire autrement, si j’indique simplement à une IA que je veux un lapin qui court derrière une carotte, je n’aurai pas de droits. En revanche, si je précise le style du lapin, le style graphique, le cadrage ou la lumière, tout cela avec une réelle intention créative, les juristes estiment que c’est le travail d’un auteur car il relève d’une démarche intellectuelle. De plus, la plupart des artistes se servent du rendu de l’IA comme d’une matière première qu’ils travaillent ensuite. »
On demande alors à Étienne Mineur la façon dont il envisage l’IA au sein de son processus créatif, sa réponse fuse : « Pour moi, le plus intéressant est de l’utiliser, non pas pour reproduire ce que l’on connaît, mais pour aller vers des directions que nous n’aurions pas imaginées si l’IA n’avait pas été là. Ce nouvel outil doit nous permettre d’explorer de nouvelles possibilités ». C’est en ce sens, et uniquement en ces conditions, que le prompt-artiste peut se distinguer des utilisateurs lambda.