Pour son premier anniversaire, le Cube Garges s’offre une exposition visant à cartographier les matériaux du futur et les nouvelles sensations qu’ils engendrent. De prime abord complexe et pointue, Néo-matéralités séduit grâce à sa sélection d’œuvres, prospectives et profondément ludiques.
Ce sont délibérément des perspectives, oui, très construites même, qui s’offrent à la vue du public dès l’entrée dans le hall d’exposition du Cube Garges. Depuis sa création, il y a un an, la salle gargeoise a sans doute mieux compris que d’autres ce qu’implique une exposition d’art numérique : poser un regard sur les enjeux et les perceptions qui émergent au cœur de nos sociétés. Pourtant, aucun des artistes sélectionnés pour Néo-matérialités ne verse vraiment dans les grands discours. Pas de revendications frontales, ni de propos moralisateurs, aucun cartel.
Ici, tout est suggéré, insinué, dans la plus pure tradition des expositions qui se donnent à voir, qui s’expérimentent au gré des œuvres et qui, in fine, sont autant une affaire de perception intellectuelle que d’esprits joueurs. Il n’y a ainsi aucune limite d’âge pour apprécier pleinement Néo-matérialités : de 5 ans à 85 ans, seul compte le plaisir de pouvoir toucher une œuvre, d’enfiler un casque VR afin d’explorer une ville fantôme faite de béton et de brouillard (All Unsaved Progress Will Be Lost de Mélanie Courtinat), de faire réagir une robe en utilisant les informations de la morphologie du son (Soft Voss de Yin Yu), ou encore d’avoir la main sur le temps.
Le goût du psyché
Maîtriser la temporalité de multiples environnements virtuels, c’est là la promesse d’une œuvre placée à l’entrée, probablement l’une des plus importantes et les plus plébiscitées de l’exposition, Objets-monde, où l’on retrouve tout ce qui fait la puissance et la poésie du travail de Sabrina Ratté : le recours à la photogrammétrie pour recontextualiser des objets abandonnés (des voitures, des écrans d’ordinateur) dans des vidéos où ils apparaissent disproportionnellement au beau milieu de décors à la beauté éclatante, caractérisés par une lumière nuancée et des vestiges de l’ère anthropocène. Interactive, l’œuvre de la Québécoise se présente également via un bouton encourageant chacun à contrôler l’écoulement du temps, quitte à réduire les différents tableaux à d’intenses effets stroboscopiques, hautement hallucinatoires.
« C’est vrai que l’aspect psychédélique est un élément commun à un certain nombre des œuvres retenues pour l’exposition », confesse Clément Thibault, directeur des arts visuels et numériques au Cube Garges. Preuve en est donnée avec la mythique Dream Machine de Brion Gysin, ici reconstituée à l’identique par des habitants de Garge-les-Gonesse dans le cadre des ateliers menés par l’institution. Là encore, il s’agit d’un travail sur la lumière, d’une réflexion sur la perception et, une fois n’est pas coutume, d’un jeu sur la rotation : celle-ci, produite à une certaine fréquence, procure à l’utilisateur, qui expérimente les yeux fermés, des sensations optiques particulières, semblables à celles provoquées par l’ingestion de psychotropes.
Plaidoyer pour dame Nature
Pensée en trois parties, Néo-matérialités poursuit tout du long une même ambition : développer un dialogue entre l’art et les sciences, principalement autour d’une thématique liée à la nature. Architectures algorithmiques aux formes organiques (Vault Series de Kory Bieg), constructions fongiques, aliments synthétiques servis en hologrammes (Culinair Cellulair de Chloé Rutzerveld), perspectives d’une informatique biodégradable, vêtements virtuels bio-inspirés, environnements artificiels, tout porte à croire ici que les nouvelles technologies s’hybrident parfaitement avec les processus de la nature.
Pensons aux Pierres sauvages II de Côme Di Meglio, qui a construit une arche romane à partir de sciure, de carton et de mycélium, ce champignon à même de transformer les matériaux morts en sol fertile. Pensons également à Donatien Aubert, dont Les jardins cybernétiques se présentent ici via deux œuvres : celle, interactive, réagissant à la lumière et aux mouvements des spectateurs, et celle, d’une beauté spectacle, consistant en une impression 3D de cinq fleurs disparues depuis l’ère de l’anthropocène. Enfin, pensons à Supreme de Xenoangel, présentée sous forme de triptyque vidéoludique, dont les couleurs pop et l’aspect divertissant ne doivent pas masquer l’ambition première d’une œuvre pensée pour imaginer un avenir symbiotique, prôner l’harmonie entre les espèces et donner corps à divers concepts si chers au duo formé par Marija Avramovic et Sam Twidale : l’animisme du futur, la pensée lente, l’imaginaire mythique, les contes.
L’erreur, face à toutes ces œuvres, serait toutefois de n’y voir qu’un prolongement de l’exposition La matérialité du virtuel, présentée au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains en fin d’année dernière. On en ressent l’écho, évidemment, mais ce qui se joue au Cube Garges paraît tout autre. On y raconte des futurs possibles : à l’image d’Ephemeral Electronics de Forian Sumi, une campagne publicitaire d’anticipation prônant les vertues d’une technologie biodégradable rendue possible grâce à la soie d’une chenille, la Bombyx mori. On y met en avant la passion des artistes pour le design fiction. Surtout, on célèbre la manière dont les disciplines artistiques commencent à être renouvelées par l’IA et la biotechnologie.
Prospective par son récit, mais foncièrement numérique dans ses formes, avec ses sculptures/installations hybrides et ses médiums digitaux (AR, VR, photogrammétrie, 3D), Néo-matérialités se reçoit ainsi comme une ouverture vers le monde de demain. Qui, grâce à une informatique biodégradable, nous appartient.
- Néo-matérialités, du 12.01 au 31.07, Cube Garges, Garges-lès-Gonesse.