REBOOT : Les œuvres numériques remontent le temps

REBOOT : Les œuvres numériques remontent le temps
“Moiré” de Livinus van de Bundt & Jeep van de Bundt ©Pieter Kers, Beeld.nu

En mixant œuvres anciennes et récentes, l’exposition REBOOT : Pioneering Digital Art propose une curieuse mise entre perspective de l’histoire de l’art numérique. Une double lecture d’hier et d’aujourd’hui propice à la pérennisation d’un patrimoine d’œuvres en danger du fait de leur maintenance compliquée, mais aussi à la confrontation entre une époque pionnière où la culture numérique symbolisait une liberté de créer et la période actuelle, où l’on réfléchit davantage aux précautions d’usage qui s’y appliquent.

Même si ses formes et ses dispositifs ont évolué dans le temps en fonction de la technologie et des modes esthétiques, l’art numérique est intemporel. En ce sens, l’exposition REBOOT : Pioneering Digital Art, présentée jusqu’au 12 mai au Het Nieuw Instituut de Rotterdam, offre un intérêt d’interprétation certain en proposant des pièces anciennes – majoritairement des années 1990 et du début de la décennie suivante – dans leur set-up informatique/technique d’origine, mais aussi des pièces plus récentes, s’en inspirant parfois directement dans des modélisations technologiques plus contemporaines.

La démarche n’est pas sans pertinence au sein d’un pays comme les Pays-Bas, pionnier dans le domaine de la culture numérique et du web art notamment, et forcément intéressé par la question de la reprise et de la pérennisation d’œuvres numériques « historiques », souvent en mal d’existence aujourd’hui pour des questions de maintenance ou de systèmes d’exploitation obsolètes. Existe-t-il en effet une meilleure façon de souligner l’influence fondamentale de la technologie numérique sur notre société qu’en mettant en avant par son prisme artistique le fait que les artistes numériques s’emparaient déjà de cette correspondance il y a 30 ans ?

Scrollbar Composition ©Jan Robert Leegte

Correspondance avec le passé

Logiquement, REBOOT donne accès à de nombreuses pièces de web art de l’époque, configurées et présentées sur les bons vieux ordinateurs de bureau volumineux d’alors, ce qui donne une amusante touche old school à la disposition des lieux. On retrouve ainsi les lignes d’interfaces abstraites du Scrollbar Composition d’origine de Jan Robert Leegte, les collages d’images et de blocs textes du Being Human d’Annie Abrahams, les blocs de codes HTML du wwwwwwwww.jodi.org du duo Jodi, ou encore le programme générateur de flux d’images du Artificial de Remko Scha (1991).

Dans cette caverne aux trésors du passé, tendance Internet café des années 1990, on se délecte particulièrement de redécouvrir l’incroyablement ludique (et musical !) Clickclub de Peter Luining, qui permet de jouer des partitions techno hardcore en déplaçant des cubes sur écran avec sa souris. On découvre aussi que certaines des œuvres web art en flux permanent sont toujours actives, presque trente ans après leur création, comme Mouchette de Martine Neddam, dont les extensions Internet en streaming continuent de préfigurer l’image candide du personnage du film de Robert Bresson ayant donné son nom au projet.

Ces œuvres jouant la réminiscence d’un passé que l’on croyait révolu se déclinent également en pièces abstraites filmiques et visuelles pour projections murales ou écrans. Elles s’ouvrent aussi à des fonctionnalités performatives (les fameux gants/instruments musicaux avec capteurs du The Hands de Michel Waisvisz, 1984, sont présentés sous verre et sur bande vidéo) et robotiques, avec l’impressionnant et animal bras rotatif lancé à pleine vitesse du Spatial Sounds (100db at 100km/h) de Marnix de Nijs, ou le plus lent mais tout aussi sonore dispositif Ideofoon I (1970), reliant 36 tubes en verre contenant chacun une bille d’acier remuante à autant de haut-parleurs montés sur un plateau pivotant.

The Hands de Michel Waisvisz, 1984 ©Pieter Kers, Beeld.nu

Correspondance avec le présent

En regardant ces œuvres, on ne peut qu’admettre qu’il est bon de les voir toujours ou à nouveau fonctionner, simplement, sans être prisonnier d’un paradigme technologique addictif et énergivore, qui nous incite à nous tourner systématiquement vers la nouveauté en matière de création numérique. Une position qui rappelle en la matière le défi de préservation des œuvres lancé en 2010 par l’ancien directeur du ZKM de Karlsruhe, Bernhard Serexhe, autour d’un programme européen qui s’était notamment matérialisé par l’exposition The Challenge of Conservation.

Dans cette même direction, bien que laissant les coudées franches à la jeune génération, le HNI de Rotterdam a donc eu l’idée de présenter des œuvres nouvelles entrant en correspondance directe ou indirecte avec ces œuvres numériques d’un passé glorieux et pas si lointain, s’inspirant de leur esthétique ou de leur conceptualisation. Une œuvre tirée de son sommeil archivé a même été totalement reconstruite dans une nouvelle version : Agora Phobia (Digitalis) de Lancel & Maat, sorte de cabine d’isolation transparente et circulaire offrant un temps d’échange existentialiste entre une personne et l’équivalent d’un chatbot ancestral. Pour le reste, place à une nouveauté marchant cette fois dans les traces de ses illustres aînés.

Homa’s Phantom d’Ali Eslami, 2023 ©Pieter Kers, Beeld.nu

On découvre ainsi avec le Homa’s Phantom d’Ali Eslami, un labyrinthe 3D dirigé par joystick qui s’inspire en droite ligne, dans son illustration hiéroglyphique et son ergonomie, du théâtre de signes égyptiens transposé en mode espace virtuel par le Points of View de Jeffrey Shaw en 1983. On découvre également l’installation mécanique/MIDI aux allures d’orgue de barbarie Mechanical Punch Card, Automated Spectre and A Haunted Draaiorgel de Cihad Caner qui se réfère au Violin Power de l’instrumentiste Steina et de son violon électrique ZETA fonctionnant en interface MIDI. Dans ce projet, Steina jouait du violon et créait une partition visuelle à partir de sa musique. Dans le sien, Cihad Caner inverse les rôles puisque c’est une intelligence artificielle qui crée la musique et matérialise un résultat organique, transparaissant derrière les rouages visibles et les bandes perforées défilantes de l’instrument de musique.

Dans son film When Scrolling Becomes Scrying, la réalisatrice Janilda Bartolomeu répond vingt-cinq ans après au film The Living de Debra Salomon qui célébrait la vie nouvelle via l’éclosion d’Internet. Utilisant images en found footage et bribes de datas captées sur Internet et les réseaux sociaux, Bartolomeu s’appesantit sur un univers virtuel désormais surtout peuplé de fantômes, avec un chiffre estimé à plus de 30 millions de morts toujours « actifs » sur Facebook, dont le propre père de la réalisatrice.

Emoji Is All We Have, Luna Maurer & Roel Wouters, 2023 ©Pieter Kers, Beeld.nu

Méfiance et défiance technologique

On le sent très vite dans les pièces présentées : la correspondance entre passé et présent est pour le moins déséquilibrée. La naïveté créatrice pleine de promesses formelles et esthétiques des pièces les plus anciennes a cédé la place à une méfiance intellectuelle se rapprochant même d’une certaine défiance pour la technologie, dont le trop-plein est bien entendu incarné par la mainmise des réseaux sociaux et de leur langage signalétique sur notre quotidien. La très amusante installation multi-écrans muraux Emoji Is All We Love de Luna Maurer et Roel Wouters met ainsi en scène les conciliabules socio-humoristiques de deux personnages grimés en emoji smiley et se demandant ce qu’Internet a fait pour nous depuis tout ce temps ?

Pour autant, l’espoir reste de mise et l’humain peut garder la direction des opérations en gardant une certaine prévalence sur la machine ou en arrêtant de se disperser. C’est un peu à cela que se réfère de façon allégorique le très simple dispositif du Recharge de Dries Depoorter, qui se compose d’une chaise longue, d’une caméra et d’un point de recharge pour clé USB. Pour charger son téléphone, l’usager assis dans la chaise et filmé par la caméra doit garder les yeux fermés. Pas de tentation épisodique ou furtive d’une quelconque œillade – ou consultation de page Internet. La moindre ouverture des yeux interrompt le chargement. L’humain peut enfin se reconcentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire soi-même et son propre bien-être.

Recharge de Dries Depoorter, 2022 ©Pieter Kers, Beeld.nu

REBOOT , on l’aura saisi, est donc une exposition qui pose question. Tout au long de son parcours d’œuvres, mais aussi à son terme, lorsque l’on se retrouve avant de sortir devant le pupitre interactif du Makerspace : From Internet To Internet. Là, le dispositif nous interroge directement sur le rôle et l‘interaction d’Internet sur notre vie quotidienne, en nous proposant de construire avec lui un nouvel Internet participatif et ouvert intitulé « Internew ». Une façon de retrouver la fraicheur originale et idéalisée des pionniers du web et de refaire en sens inverse un petit plein d’utopie avant de reprendre le cours normal de ses activités humaines sous incidences numériques.

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