De mi-juillet à fin octobre, Fisheye Immersive part à la rencontre de huit artistes numériques venus du monde entier, profondément créatifs et déterminés à expliquer leur travail, démocratiser leur approche créative. Huitième et dernier invité : Romain Tardy, cet artiste numérique qui, ces dernières années, travaille sur des dispositifs à mi-chemin entre le tout-numérique (scan 3D, univers génératifs) et l’artisanat (caissons lumineux, impressions sur textiles).
D’après toi, à quel point la VR ou les technologies immersives vont continuer d’impacter les propositions artistiques, les musées ou les galeries ces prochaines années ?
Romain Tardy : J’aurais tendance à distinguer le numérique de façon générale, qui est déjà présent à la fois comme sujet et comme objet technique depuis longtemps dans les productions artistiques (au moins, depuis les années 1990), de la nouvelle vague de technologies dites « immersives », telles que la VR ou les espaces numériques englobants, dont le développement s’est accentué depuis une dizaine d’années.
Si l’on parle de cette dernière, il me parait assez peu risqué d’avancer l’hypothèse que son développement va se poursuivre. Car, si mes expériences en Asie ou aux États-Unis ne vont pas toujours dans ce sens, je peux au moins observer que l’obsession des européens pour le tout-numérique est à relativiser, avec des propositions qui tendent à intégrer les outils numériques de façon plus fluide dans le processus de création, sans nécessairement les placer au centre du projet. Personnellement, je trouve cette approche « périphérique » du numérique plutôt stimulante.
À titre personnel, as-tu l’impression que les arts numériques/immersifs te permettent de délivrer plus concrètement un message impossible à défendre sous une autre forme ?
Romain Tardy : C’est une question plus complexe qu’il n’y paraît, car l’aspect direct/immédiat du numérique et des dispositifs immersifs est à la fois une force et une limite que l’on sous-estime parfois. Cette dimension impactante du dispositif est extrêmement efficace pour atteindre le spectateur au niveau sensoriel, et capter ainsi immédiatement son attention. La grande question est toutefois de savoir où l’on souhaite diriger cette attention par la suite, car il peut être assez tentant de s’en tenir à une mécanique de pure stimulation visuelle et sonore.
Cette proximité troublante avec les dispositifs publicitaires au cœur de l’économie de l’attention doit à mon avis être questionnée… Reste que si je devais relater mon expérience personnelle, je dirais que les œuvres numériques qui me marquent le plus dans le message qu’elles véhiculent sont celles qui agissent à bas bruit, lentement, ou qui essaient de déjouer le côté impressionnant qui est propre à la technique elle-même.
« La recherche de l’originalité à tout prix me semble parfois en décalage avec l’époque du flux et de la disparition de la notion d’auteur dans laquelle nous vivons. »
Dans ce cas, comment utilises-tu les outils numériques au sein de ton processus de création ?
Romain Tardy : Je dirais que si le numérique, à la fois comme sujet et comme objet, est omniprésent dans mon travail, j’essaie en permanence de laisser la porte ouverte à une multitude d’éléments tangibles et intangibles qui se situent autour de l’œuvre elle-même et l’affectent. Il faut penser au contexte dans lequel celle-ci est présentée (contexte physique, culturel, historique, social…), mais aussi à des notions parfois subjectives et imprévisibles, telles que certains contenus génératifs incongrus issus de données collectées en temps réel, certaines formes d’humour, etc. Si les installations que je produis arborent souvent un aspect épuré et semblent millimétrées, il me paraît important de laisser se développer des éléments plus organiques, qui viennent rompre avec cette rigidité souvent associée au numérique.
À l’heure du numérique, on dit que n’importe qui peut se revendiquer artiste, que « pousser quelques boutons » (pour reprendre une phrase lue dans certaines interviews) ne fait pas de nous des artistes. Quel est ton point de vue là-dessus ?
Romain Tardy : Je ne pense pas que cette question soit propre au numérique : elle pourrait tout aussi bien se poser pour les médiums analogiques, tels que la peinture, le dessin ou l’écriture. Cette impression de la facilité de création vient notamment du décalage qui existe entre l’apparition d’une technique, et le temps que le grand public en prenne connaissance. Cet intervalle – qui apparaît parfois comme une continuité, étant donné le cycle de plus en plus rapide de renouvellement des technologies numériques – constitue le moment dans lequel l’utilisation de presets, de gimmicks visuels et sonores copiés et recopiés, n’a pas encore saturé les habitudes culturelles du public, et conserve l’attrait de la nouveauté. À l’autre bout du spectre, j’aurais tendance à questionner également la recherche de l’originalité à tout prix, qui me semble parfois en décalage (pour ne pas dire datée…) avec l’époque du flux et de la disparition de la notion d’auteur dans laquelle nous vivons.
Selon toi, la France est-elle en retard sur les arts numériques/immersifs ? Qu’est-ce qui manquerait, par exemple, pour faire de Paris l’équivalent de Montréal, Londres ou même de Bruxelles, où tu résides ?
Romain Tardy : Ayant quitté la France depuis quinze ans pour la Belgique, et ayant donc un peu de recul, il me semble qu’elle fait plutôt partie des pays dans le peloton de tête pour ce qui est des arts numériques en Europe. Que ce soit au niveau des biennales (Némo à Paris, Chroniques à Marseille), des grands festivals tels que Scopitone à Nantes, Constellations à Metz, Maintenant à Rennes (entre autres), sans compter les innombrables expositions et centres d’art, dont un des pionniers, Le Cube, en région parisienne, puis l’ouverture de la Gaité Lyrique.
Si l’on ajoute à cela les mécanismes de financement (CNC et initiatives locales – le bémol serait peut-être au niveau du mécénat d’entreprise) et de diffusion des œuvres (mise en réseau au travers d’HACNUM notamment), il me semble que peu de pays rassemblent autant d’éléments favorables au développement des arts numériques. Étonnamment, surtout pour la France, ce qui est particulièrement intéressant dans ce réseau est qu’il est plutôt décentralisé avec des évènements de référence qui se déroulent sur l’ensemble du territoire.