Personnage discret, refusant toute interview, Ryoji Ikeda développe depuis une vingtaine d’années une œuvre qui mêle performances visuelles et musiques électroniques d’avant-garde. Alors que l’artiste japonais sera présent dans le cadre du festival Sonic Protest 2024, portrait d’un outsider qui s’est toujours situé à la frontière des arts numériques et des musiques de recherche.
Né en 1966 à Gifu, au Japon, Ryoji Ikeda vit et travaille actuellement entre Paris et Kyoto. Très loin, en somme, de Tokyo, où il a étudié les mathématiques et l’économie à l’Université, avant de se tourner vers l’art sonore et visuel. Au début des années 1990, Ikeda a rejoint en effet le collectif de musique électronique Institute for Sonology, basé aux Pays-Bas, où il a pu développer ses compétences en musique électronique et en composition sonore.
S’il commence véritablement sa carrière artistique comme DJ dans le milieu déjà très spécialisé de l’IDM – Intelligent Dance Music, un style de musiques électroniques arides, mécaniques et cérébrales, censées s’opposer aux canons hédonistes de la house et à la fièvre de la techno, deux genres alors très populaires -, l’artiste s’intéresse très tôt à l’aspect visuel. En 1995, il produit d’ailleurs une performance de ce type pour la tournée de son album 1000 fragments, avant de rapidement se rapprocher du monde de l’art de Kyoto.
Datas sonores et visuelles
En tant que compositeur, l’approche d’Ikeda peut se comparer à celle d’un scientifique, le Japonais s’intéressant essentiellement aux caractéristiques du son : sa durée, son timbre, sa hauteur, son intensité. Sa carrière décolle avec la sortie en 1996 de +/-, un album alors salué pour sa fusion audacieuse de minimalisme, de musique électronique et de bruitisme. Ce travail a établi Ikeda en tant qu’artiste pionnier dans le domaine de la musique expérimentale, et influence directement son travail de plasticien, à travers lequel il peut caler ses compositions sur l’esthétique et la précision des mathématiques.
Dès lors, son œuvre ne sera plus que ça : une orchestration minutieuse de sons, d’images, de matériaux numériques (datas, vidéos) inspirés par les phénomènes physiques et les notions mathématiques, une succession de propositions hybrides prenant depuis toujours des formes variées : performances, spectacles, livres, CD et installations immersives, où ses visuels abrupts aux contrastes tranchés utilisent la lumière comme révélateur.
Musique pour imbéciles
Dumb Type (« les imbéciles », en VF) est un collectif expérimental d’artistes fondé en 1984 à Kyoto, au Japon. Se réclamant du mouvement Fluxus, Dumb Type déjoue les mécanismes d’asservissement des sociétés technologiquement évoluées en mettant en avant les effets de la surinformation, de l’hédonisme et de l’irresponsabilité consumériste sur les citoyens. Pour cela, le collectif mettait en scène des performances ridicules, entre Monty Python et Beckett, qui utilisaient déjà des processus technologiques, tels que la vidéo ou les musiques électroniques.
Le collectif est aussi à l’origine d’installations sonores préfigurant celles d’Ikeda et de ses compositions des années 1990. Avec ses œuvres réunissant de nombreux plasticiens, architectes, chorégraphes et musiciens, parmi lesquels Ryoji Ikeda, Bubu de la Madeleine, Takamine Tadasu ou Shiro Takatani, Dumb Type illustre l’absurdité et l’aliénation imposées par les médias, les codes sociaux et les stéréotypes assénés par les sociétés technologiques.
Dans ces spectacles, relativement directs, on voit déjà apparaitre chez Ikeda les obsessions qui habiteront par la suite son monde de bruits blancs électroniques, de craquements, de glitch, de flash lumineux et de saccades. Fort de cette expérience, il prend alors l’habitude de travailler avec des programmeurs, informaticiens, designers ou architectes, sans pour autant totalement délaisser Dumb Type : ces dernières années, le collectif a effectué son grand retour, apparaissant entre autres à la Biennale de Venise 2022 ou au Barbican Center, à Londres.
Esthétique du fragment
À la fin des années 1990, Ryoji Ikeda devient un membre actif du mouvement « microscopic music » aux côtés d’artistes internationaux comme les Allemands Frank Bretschneider ou Alva Noto, alias Carsten Nicolai, fondateur du label Raster Noton. Ensemble ils élaborent un style rythmé, minimal et millimétré, qui évoque les flux de données circulant entre les grands serveurs mondiaux. Très tôt, Ikeda à la préscience de cet univers de datas en mouvement qui envahit tout. À la manière de William Gibson, inventeur du terme cyberespace, il crée en quelque sorte le pendant audiovisuel de l’univers littéraire cyberpunk dont l’écrivain américain posait les bases à la fin des années 1980.
Au fil des années, à travers des œuvres comme data.tron (2007-14), data.tecture (2012 – 2015), l’immersif test patterns n°9 ou la suite data.scape (2016) et data.flux (2017), ses projets évoluent et tendent vers une utilisation toujours plus conséquente de données algorithmiques, prolongeant ainsi le discours sur la surinformation tout en y ajoutant un certain romantisme, une esthétique du fragment technologique de nos vies sur les réseaux.
Pour se faire, le Japonais conçoit un programme informatique qui convertit en temps réel des signaux (visuels, sonores, textuels, physiques, mathématiques) en système binaire, de 0 ou de 1. Ces données sont ensuite incrémentées dans d’autres programmes de compositions qui retransmettent et animent l’ensemble en sons et en visuels créées expressément par l’artiste. Si l’esthétique, volontiers minimaliste, peut sembler radicale, elle suit en vérité le mouvement historique de l’art conceptuel, de Fluxus au Mono-ha (que l’on pourrait traduire par « l’école des choses », mouvement représenté par un groupe d’artistes associé aux débuts de l’art contemporain japonais). Sa musique, pleine de click et de glitch numériques, renvoie d’ailleurs à l’intérêt pour le « bruit technologique » des artistes de l’underground japonais.
De l’immatériel au physique
À l’aise avec toutes les formes d’expression artistiques contemporaines, Ikeda crée également d’étonnante performance live. superposition (2012) se veut ainsi être une interprétation de notre relation au reste du vivant en se basant sur ce qui nous relie au niveau atomique. Pour la première fois, l’artiste fait ici appel à des interprètes, ou des « opérateurs », afin de jouer sa musique. Cela fait sens avec son goût pour la discrétion et l’anonymat. Mais cela lui permet aussi de confier un rôle clé à d’autres artistes, à ces interprètes faisant à la fois office d’opérateurs, de chefs d’orchestre, d’observateurs et d’examinateurs.
Pour superposition, tous les éléments et objets présents sur scène sont ainsi « joués » en superposition les uns les autres : le son, les visuels, les phénomènes physiques, les concepts mathématiques, le comportement humain et le hasard, tout est ici orchestré et déconstruit simultanément dans une seule pièce visuelle et sonore. Un travail qui rapproche l’artiste japonais du réel, et qui annonce ses œuvres acoustiques à venir, même s’il continue à se passionner pour les phénomènes physiques : les vibrations, ou drones, sous forme de symphonie avec A [for 100 cars], par exemple, une œuvre mettant en scène 100 automobiles au moteurs vrombissants.
Percussive acoustique
Depuis quelques années, le compositeur et artiste visuel s’intéresse plus particulièrement encore à la matérialisation des sons, leurs qualités physiques, en fonction du matériaux exploré (papier, caoutchouc, meubles, métal). Habité à composé pour des instruments acoustiques depuis le début du 20e siècle, notamment pour deux œuvres classiques pour cordes, Ryoji Ikeda s’essaye également depuis une petite décennie à des pièces pour percussions : en 2016, par exemple, il crée music for percussion et music for percussion 2, une variation autour de deux pièces acoustiques créées pour l’ensemble suisse Eklekto, qui reprend l’idée de la prestation d’opérateurs interprétant ses séquences. Le langage minimaliste d’Ikeda se retrouve ici dans l’idée d’Arte Povera.
À la sécheresse des pièces interprétées vient répondre la banalité des objets hétéroclites et inédits utilisés comme instruments : livres, métronomes, ballons de basket, papier, balles de ping-pong, tables et bols, télégraphes électriques, crayons et règles graduées. En 2019, pour le Fluxus Festival, le L.A. Philharmonic lui commande même une nouvelle composition, 100 cymbals : une pièce à travers laquelle Ikeda se concentre sur les vibrations et rend en quelque sorte hommage aux grandes œuvres acoustiques et métalliques des Percussions de Strasbourg. En 2020, c’est justement à Strasbourg qu’il bénéficie d’un focus au Festival Musica, dans lequel plusieurs de ses pièces et de nouvelles compositions acoustiques sont présentées.
Pour autant, Ryoji Ikeda ne renonce pas à ses performances audiovisuelles : en mars prochain, une soirée conçue aux côtés du Festival Sonic Protest lui permettra de présenter son live set ultratronics au sein de l’Espace de projection de l’IRCAM. L’occasion de saluer une nouvelle fois l’engagement et la discrétion de cet artiste qui explore de manière unique le champ des sciences et de la philosophie en amenant le public à percevoir la tension sous-jacente à l’œuvre au sein de notre monde numérique et codifié. L’invisibilité d’un artiste, qui s’impose comme une silencieuse méditation, est peut-être même un secret désir de transcendance.