Un ordinateur quantique peut-il être pertinent pour un usage ou un processus de création artistique ? Touchant aux fonctionnalités les plus futuristes des rapports arts/sciences en matière de nouvelles intelligences artificielles, cette question est précisément celle à laquelle s’attaque l’intrigant projet TALLY.
D’emblée, osons être un peu théorique, et poser les spécificités de l’ordinateur quantique, qui se diffère fondamentalement d’un ordinateur classique en ce qu’il utilise des qubits (quantum bits), et non des bits classiques. Ces derniers sont limités à 0 ou 1, quand les qubits peuvent à l’inverse prendre une infinité de valeurs. De plus, les ordinateurs quantiques possèdent des capacités d’intrication qui font que des relations entre qubits se forment et que leurs valeurs sont liées. Des propriétés qui leur apportent théoriquement une puissance infiniment supérieure, même si tout cela semble encore au stade de l’expérience à l’heure d’écrire ces lignes. Reste que cette puissance générative fait naître de nombreux fantasmes, et impose cette question : cette machine est-elle désormais en capacité de faire de l’art ?
C’est là tout l’enjeu du projet TALLY mené par l’artiste plasticien Matthieu Poli, l’artiste génératif Sven Björn Fi, le mathématicien Alexis Toumi, ainsi que la productrice Camille Dedack, visant justement à configurer un ordinateur quantique dans une démarche artistique. « L’idée de base de cette recherche au croisement de l’art et de la science était d’observer de quelle manière un ordinateur quantique pourrait donner accès à des résultats graphiques moins prévisibles qu’un ordinateur classique, dont les modèles d’analyse et les résultats commencent à être bien connus, et qui eux, étant donné leur conception, ne peuvent rien produire de nouveau au niveau artistique », explique Matthieu Poli.
« « L’un des objectifs de l’œuvre est de montrer une forme possible de collaboration artistique entre l’ordinateur et l’humain »
Si un ordinateur quantique est en théorie bien plus puissant qu’un ordinateur classique pour certaines tâches spécifiques, « ses performances sont à l’heure actuelle très largement inférieures à celle d’un simple téléphone, tempère Sven Björn Fi. C’est aussi pour cela que nous allons comparer dans une nouvelle phase du projet les résultats quantiques avec les résultats issus d’un “machine learning” traditionnel sur les mêmes données. »
Une « IA » qui peint en fonction des réactions du public
Lancé en 2021, le projet TALLY reste encore aujourd’hui en construction. « Le projet a bien avancé sur le montage de la structure robotique, sur le développement de la partie logicielle, sur la création de notre propre langage de description graphique, ainsi que dans nos premières expérimentations en apprentissage quantique. Mais en termes visuels, nous n’en sommes qu’au début », confesse Matthieu Poli au moment d’évoquer cette fameuse « composition graphique », qui se veut le cœur matérialisé de la démarche.
Par le biais d’ateliers didactiques et interactifs, l’artiste numérique-quantique TALLY est ainsi invité à mettre la main – ou plutôt, le bras robotique – à la patte pour réaliser sous nos yeux ébahis des dessins dont les formes évoluent en fonction des appréciations du public et des préférences que celui-ci émet sur les dessins préalablement réalisés par cette « IA » pas vraiment comme les autres. Une méthodologie étonnante qui s’inscrit dans un dispositif et un parcours de monstration/validation bien établi, déjà présenté dans le cadre de la Biennale Némo en décembre dernier et lors du World AI Cannes Festival en février. « L’un des objectifs de l’œuvre est en effet de montrer une forme possible de collaboration artistique entre l’ordinateur et l’humain, détaille Alexis Toumi. Nous avions envie de faire réagir le public sur le concept, le dispositif et les créations, puis de le faire participer à la sélection des œuvres pour nourrir le modèle apprenant de TALLY et faire évoluer les créations futures », complète Sven Björn Fi.
La naissance d’un style
En entrant dans l’espace du dispositif, on est donc immédiatement happé par cette machine volumineuse œuvrant à sa tâche de dessinatrice appliquée avec un sens du souci et du détail certain, tandis que s’affichent sur les murs ou en suspension les premières « toiles » de sa création. « Dans la présentation actuelle, le spectateur voit le dessin en train de se faire en temps réel, les deux bras robots dessinant à tour de rôle une composition graphique, résume Matthieu Poli. De nouvelles compositions, issues du même générateur, sont présentées au spectateur qui peut voter en direct sur une tablette pour décider s’il aime ou non la composition présentée ».
« Notre objectif est d’intégrer un éventail plus large de formes géométriques et de détails visuels, et ainsi lancer TALLY sur la création d’œuvres plus complètes »
Pour autant, cette simplicité factuelle n’est qu’une vue de l’esprit. « Le dispositif TALLY est un assemblage complexe, nuance Sven Björn Fi. Un ordinateur – classique – génère des compositions graphiques en temps réel, qui sont traitées, puis transmises aux deux bras robotiques. Une base de données stocke les compositions graphiques produites et les notes du public. » Le mathématicien du projet, Alelix Toumi, précise : « Le calcul quantique intervient ensuite, quand ces compositions graphiques sont transformées en circuit quantique, dans lequel chaque porte logique correspond à une décision de composition ». Quant à Sven Björn Fi, il affirme que les « paramètres sont alors modifiés pour caler l’évaluation du circuit par l’ordinateur quantique avec les notes du public », ce qui participe à la « mise à jour progressive du générateur de TALLY afin d’augmenter les probabilités d’apparition d’un “style” spécifique dans son travail ».
Aux prémices de l’ordinateur quantique en tant qu’artiste ?
Comme dit précédemment et comme dans toute recherche, le projet TALLY est encore en phase évolutive. « Notre objectif pour cette année est d’utiliser cette base – en retirant éventuellement les traits de composition – pour intégrer un éventail plus large de formes géométriques et de détails visuels, et ainsi lancer TALLY sur la création d’œuvres plus complètes », souligne très opportunément la productrice Camille Dedack. « C’est dans le cadre de ce développement que nous recherchons actuellement des soutiens ou partenaires, d’exposition ou de production, de manière à pouvoir accélérer le déploiement de ce projet artistique avec une complexité graphique croissante et encore plus d’interactions avec le public ».
Néanmoins, les concepteurs se félicitent déjà des premiers éléments de réponse apportés par les deux workshops aux questions et intentions de départ. « Qu’est-ce qu’un artiste ? Qui est l’artiste : la machine, les artistes, le public ? Est-ce vraiment de l’art ? Quel est l’apport du public ? Les questions sont nombreuses », rappelle Sven Björn Fi, sans trop trancher une fois encore, mais en appréciant le fait d’avoir déjà « récolté de nombreux votes permettant de faire évoluer le style graphique de TALLY ».
« Ces deux présentations au public nous ont aussi permis d’affiner notre discours car une grande partie du projet est de permettre aux visiteurs de mieux comprendre des sujets tels que les concepts d’intelligence artificielle et les différences entre informatique quantique et informatique classique », note également Matthieu Poli, en évoquant la phase de travail actuelle comme une analyses des enseignements techniques et visuels des deux expositions afin d’élargir le panel de propositions graphiques – des progrès qui peuvent être suivis sur le compte Instagram du projet, @QuantumTally.
Pour l’instant, l’avenir de l’ordinateur quantique et de sa pertinence d’usage dans un processus de création artistique est encore loin d’être tracé. « Ce n’est pas encore le cas en effet, mais ce n’était pas vraiment le but de la première phase de TALLY, durant laquelle on voulait surtout lui donner une vraie présence et l’amener vers le public, explique Sven Björn Fi. Ce sont les expérimentations que nous allons désormais mener à partir des données collectées qui vont nous permettre de confronter l’approche quantique et l’approche informatique classique. » De son côté, Matthieu Poli espère que la « comparaison de ces deux approches permettra de montrer de manière plus précise les avantages exacts de l’ordinateur quantique appliqué à l’art ». Au moment de conclure, il tient toutefois à souligner l’inconnu graphique, mais aussi l’excitation générée par un tel travail de recherche expérimental.