Sans renoncer à son ADN artistique entortillé autour des nouvelles narrations immersives, l’édition 2025 du L.E.V. Gijón a valorisé début mai des performances lives AV lévitant dans des dispositifs scéniques impressionnant de maîtrise.
Depuis deux décennies, le Festival asturien L.E.V. (Laboratorio de Electronica Visual) soutient une création numérique où les nouvelles narrations immersives ont le vent en poupe. Au sein du groupement européen Realities in Transition, le L.E.V. et ses partenaires, dont Chroniques et Dark Euphoria en France, et iMal en Belgique, promeuvent les productions XR/VR/AR.
Rendez-vous double sur l’année, à Madrid et à Gijón, sa base originelle asturienne, le L.E.V. trouve dans sa nature bicéphale une complémentarité certaine. À Madrid, dans l’enceinte de Matadero, les propositions immersives et les installations digitales sont plus importantes. À Gijón, les espaces sont plus restreints. Ils occupent le cœur d’une chapelle de la vielle-ville ou l’étage d’un bâtiment public carrelé et lumineux, dans une ville provinciale au lourd passé industriel, qui accueille un public de proximité.
Hyperactivité sismique et traumatique
Pour l’édition 2025 du L.E.V. Gijón – celle de Madrid se tenant en septembre – la discrète nef de la Colegiata del Palacio Revillagigedo a été mobilisée pour accueillir l’installation Echoes of the Land de l’artiste taïwanais Ivan Liu. Une pièce vrombissante, qui assoit sa dynamique sur une narration sismique de l’image interactive. En bordure de l’espace accessible, deux écrans en angle droit se renvoient des prises de vue d’une nature implémentée par l’Homme, transformée, usinée, parfois détruite. Mais morale de l’histoire, celles-ci ne se modifient à l’écran, là encore, qu’avec notre intervention. Pour l’effectuer et précipiter le chaos des images et du son, il faut manipuler sur une table de jeu des petits sabots reliés par des ressorts. En les bougeant, les tordant ou les contorsionnant, on vient rythmer un ballet audiovisuel qui prend rapidement toutes les apparences d’un tremblement de terre.
À l’étage de l’école de commerce, il faut chausser le casque VR pour partager l’expérience de quatre témoins atteints de TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité), dont on partage l’excitation permanente. Passant avec une fluidité remarquable d’environnement de réalité virtuelle à des scènes de réalité augmentée, le dispositif se divise en une partie ludique rapide mais instructive pour prendre ses repères dans le décor, et une autre plus narrative où les avatars des personnages se racontent et se retrouvent mis en scène dans des petites saynètes VR très rythmées, agissant comme des leçons de vie.
Produit par la société britannique Anagram, et réalisé par May Abdalla et Barry Gene Murphy, primé au festival international du film de Venise, Impulse: Playing With Reality se veut être autant une très belle intégration d’environnements immersifs multiples qu’une expérience médico-sociale de témoignage et d’écoute de personnes en situation traumatique. Comme l’explique Jesús Jara López de l’équipe du L.EV., « cette pièce attire également un public de jeunes et de parents confrontés à ce type de problèmes, et on ne peut qu’imaginer les nouvelles perspectives que ce type de projet peut leur offrir. » Réalisé avec un encadrement médical pour mieux accompagner l’écriture des scénarios, Impulse consacre l’humain comme matière première de la procédure numérique. Une approche du vivant que le L.E.V. Gijón ne pouvait décemment pas manquer.
La démesure lyrique et organique du Laboral AV
C’est que le vivant, et en particulier le live AV/audiovisuel est une autre marque de fabrique de la manifestation. La pluralité des propositions y est plus grande qu’à Madrid, et bénéficie pour le coup de la démesure architecturale de l’enceinte du Laboral Ciudad de la Cultura, sorte de palais-cathédrale construit par le général Franco pour être un orphelinat. Devenue université, celle-ci met aujourd’hui son imposant théâtre au service de l’immersion par la sainte trinité de la scène, de l’écran et de la lumière.
Comme pour répondre à cette démesure, plusieurs live AV proposés épousent des contours grandiloquents et opératiques. Porté par son chant lyrique et son jeu au violon néo-classique enferré dans un environnement sonore grésillant, l’Ukrainienne Katarina Gryvul commande, tel un chef-d’orchestre rivé au milieu des éléments, un ballet hypnotique de flickers, de fumée et de bourdons. C’est l’artiste Alex Guevara qui est aux manettes de ces scénographies chaotiques et enveloppantes, très typées Marcel Weber (MF0), grand technicien du festival Atonal de Berlin.
On retrouve également ces aspects lyriques – et plus encore – dans l’extravagant projet TOP5: Fairytales of Eternal Economic Growth, qui doit être la seule pièce existante de « cybermedieval opérhacking ». Pour dénoncer l’omnipotence des GAFAM et l’avènement de la nouvelle ère du technoféodalisme, le collectif transdisciplinaire espagnol Yessi Perse endosse le rôle et les costumes de véritables chevaliers du Zodiaque luttant contre l’hydre à cinq têtes de ces nouvelles corporations made in Donjons & Dragons. La prolifération d’images de combats d’heroïc-fantasy et de scènes adaptées du Seigneur des Anneaux est parfois too-much, mais on finit par se laisser absorbé par l’emphase un peu kitsch du projet (le syndrome Croatian Amor). D’autant plus que la séquence finale, qui met en parallèle un combat mordorien et l’arrivée du nouvel iPhone dans un Flagship store fait son petit effet.
S’autoriser le pas de côté
L’humour et l’auto-dérision ne font de toute façon pas peur au L.E.V. et à ses invités, comme le démontre encore l’américain Colin Self, et sa troupe de jeunes participants amateurs, au moment de mettre en scène un show cyber-hype décalé, mais aussi parfois assez intimiste. À l’image de ce que pourrait proposer une Divine – l’ancienne égérie gay de la scène disco new yorkaise – si elle se retrouvait dans la peau d’un hipster berlinois LGBTQIA+.
En matière de peaux tremblantes, c’est toutefois la démesure animale magnétique qui prend vie dans la création de l’Américaine Ash Fure, déjà observée à l’IRCAM l’an dernier, qui fait mouche. Armée de feuilles de carbone translucides et souples qu’elle agite au-dessus de deux enceintes coniques posées à même sa table, la compositrice new yorkaise – elle aussi une spécialiste d’opéra ! – crée dans son Animal des jeux de fréquence audios qui s’articulent à des mouvements d’envol et à un environnement lumineux de néons stroboscopiques. Ici, l’immersion s’agrippe au corps. Elle le recrée même dans leur télescopage convulsif, rappelant quelques courses de félins luttant dans la lueur des phares.
Glitch mathématiques… et lapin rouge !
C’est également à l’IRCAM, dans le cadre du festival Sonic Protest, qu’on avait eu la primeur l’an passé du projet Ultratronics de Ryoji Ikeda. Une création plus technoïde dans la volubilité et l’enchaînement rythmique des séquences, et donc par définition plus live, flexible et modulaire, que l’intéressé décrit lui-même (en off, bien sûr) comme un projet d’« entertainment ». Il faut reconnaître que le magicien japonais, s’il reste fidèle aux grilles algorithmiques de ses codages mathématiques audiovisuels – les séries matrix (2000), dataplex (2005), test pattern (2008), et supercodex (2013) -, donne plutôt l’impression de se faire plaisir avec cette pièce glitch-techno mâtinée de hip-hop.
La connexion dancefloor/techno du L.E.V. n’est pas un mystère et implique son lot de performances pulsatives – on s’en aperçoit lors de la nuit suivante dans la grande nef voisine du Centro de Arte y Creacion Industrial, avec notamment la performance ultra-physique d’Amnesia Scanner, et celle complètement surréaliste du vaudou au visage bleu Mun Sing, nouveau chantre du label Planet Mu de Mike Paradinas, ancien compagnon de route d’Aphex Twin. En l’occurrence, l’association du DJ bristolien de bass-music Pinch et du studio design Lorem de Francesco D’Abbraccio met avec Red Rabbit un bon coup de pression en termes de beats et d’images filmiques trépidantes – la vedette se révélant être un lapin rouge obsédant de présence, dans un geste à considérer comme un clin d’œil au « White Rabbit » du Jefferson Airplane.
La narration au service de l’immersion
Pour revenir à plus d’humanité, dans un registre audiovisuel mêlant curieusement l’univers esthétique de Ryoji Ikeda à celui du label Raster-Noton de son vieux complice Carsten Nicolaï, la palme de la performance post-techno revient à l’Allemande Amelie Duchow et à son fascinant et expressif Logos Mater. Tandis que ces machines dictent un univers sonore ambient-glitch encodé, la musicienne active successivement les touches d’un globe terrestre, déclenchant par phase des bandes-son de langues parlées, expurgées de chaque continent de la planète. Modélisées en phrases fantomatiques, elles traversent l’écran et ses autres données graphiques abstraites, comme des jeux d’ombres évoquant parfois les univers pixelisés mortifères de Bill Viola.
Un travail puissant et curieux, qui rejoint quelque part dans ce défrichage linguistique celui en cours de l’artiste Vera Röhm et de son projet planisphère La Nuit Est L’Ombre De La Terre. Deux performances impressionnantes, en forme d’apothéose d’une édition qui couronne l’étendue du parcours narratif immersif que le L.EV. distille sous toutes ses formes.