S’il ne fait aucun doute que le Geneva International Film Festival – ou GIFF – est institution pour le 7ème art, l’évènement offre aussi une belle tribune à l’immersif avec une section dédiée aux nouvelles écritures visuelles : « Territoires virtuels ». Alors que les salles obscures sont prises d’assaut par les cinéphiles venus du monde entier pour l’occasion, certains bâtiments de la cité helvétique n’ont ni sièges rouges, ni grand écran mais des casques blancs par dizaines, prêts à nous plonger dans des univers multiples.
C’est maintenant une tradition. Fondé en 1995, le Geneva International Film Festival a beau être le plus ancien festival genevois consacré au cinéma, il est surtout l’un des premiers au monde à avoir intégré la télévision dans ses programmes. Pas étonnant, donc, de voir l’évènement se positionner quelques années plus tard comme précurseur dans la promotion des nouveaux médias, notamment la création numérique, célébrée au GIFF grâce aux « Territoires virtuels » : ces espaces où les visiteurs peuvent expérimenter l’immersion, mais est également la questionner via des masterclass, tables rondes et discussions chargées de poser un regard sur les dernières innovations digitales ou l’impact écologique de ces nouveaux outils.
Entre rêve et réalité
Construite en 1908-1909 d’après les plans de l’architecte Joseph Marschall, la maison communale de Plainpalais est un des bijoux patrimoniaux de Genève. C’est pourtant dans ce bâtiment teinté d’histoire que se jouent des morceaux de futurs, déployés dans quatre « Territoires virtuels » agrémentés de 25 propositions créatives. Le parcours débute avec Tulpamancer, une installation VR signée par Marc Da Costa et Matthieu Niederhauser, qui avait déjà séduit les visiteurs de la Biennale de Venise et qui se déroule en deux étapes : on s’installe d’abord devant un ordinateur tout droit sorti des années 1990 pour répondre à une série de questions intimes ; puis, casque vissé sur la tête, on découvre un monde unique, totalement généré pour nous. Où quand l’IA open source donne vie aux rêves.
Tout aussi poétique, le court métrage Bloom (Suisse) de Fabienne Giezendanner, Igor Carteret et Marcel Barelli nous invite à prendre (littéralement) racine au sein d’une oeuvre contemplative, hautement sensorielle, pensée depuis la logique d’un arbre et inspirée par le naturalisme de Gustave Courbet, quand l’oeuvre Finally Me (Brésil) retrace le voyage initiatique d’un vieillard en quête de sa vraie personnalité – le tout sur un air de samba particulièrement entraînant. Moins onirique, mais tout aussi enthousiasmant, le documentaire interactif Archi VR – La Villa Savoye (France) nous offre un regard très complet sur le contexte de la création de Le Corbusier. Quant au projet multimédias Draw For Change : Existimos, Resistimos (Belgique) de Mariana Cadena, où l’on suit le travail de l’artiste mexicaine Maremoto, il se reçoit comme le compromis idéal entre lyrisme et analyse concrète, notamment sur le rôle des femmes au sein de la société.
Des fantasmes et des questions…
Si l’on se déplace avec plaisir dans un grand nombre de ces territoires, d’autres expériences montrent quant à elles les failles de la création immersive, qui n’en est finalement qu’à ses balbutiements. C’est le cas de la pièce Lavinia, visible au Théâtre Saint-Gervais, qui associe danse contemporaine, dramaturgie théâtrale et outils numériques pour reprendre le récit de l’Enéide de Virgile, adaptée d’un point de vue féminin par Ursula K. Le Guin dans son roman Lavinia (2009). La pièce a beau multiplier les bonnes idées, elle semble parfois quelque peu confuse dans son récit, perdue dans un trop-plein d’informations – un reproche qui, soyons honnête, pourrait encore être adressé à un certain nombre de productions affiliées au domaine de l’immersif.
C’est par exemple le cas de l’expérience Wallace & Gromit In The Grand Getaway, un jeu vidéo immersif mettant en scène le célèbre duo britannique. Fan de la première heure, c’est tout excité que l’on se rend à la Maison des Arts Grütli pour découvrir cette aventure interactive, et c’est finalement un brin déçu que l’on enlève notre casque, après avoir tenté en vain de mettre des affaires dans une valise à l’aide de manettes capricieuses au cours d’un scénario aussi peu stimulant que complexe à réaliser techniquement. Même problème pour Congruence, un jeu d’évasion immersif en 3D dans lequel le spectateur est invité à résoudre une série de puzzles impossibles à déchiffrer. Entre esthétique léché et aspect ludique, Marius Parisod (ECAL, Suisse) a visiblement fait le choix de l’enrobage. Dommage pour un jeu vidéo…
Mythologies du monde virtuel
Au moment de quitter Genève, d’autres expériences continuent toutefois de marquer l’esprit, car captivantes, intenses et caractérisées par leur audace formelle, tantôt attirées par le grandiose (The Eye And I de Jean-Michel Jarre et Hsin-Chien Huang, porté par une mise en scène impressionnante), tantôt par le minimalisme (Creepy Cutouts de Faustine Perillaud, cette œuvre miniature pensée « à partir d’éléments physiques »). En marge des bijoux qu’il crée, le sculpteur Robin Haefeli assouvit quant à lui son attrait pour les nouvelles technologies (impression 3D, NFT, VR) via My Mind. Do You Mind ?, une balade immersive au sein d’un décor onirique, aux références mythologiques, où le Genevois capte l’instant de création, exposant en direct des sculptures virtuelles plongées dans un monde irréel, troublant.
Ce regard sur l’art posé à l’aide des nouvelles technologies, c’est également ce que propose Shadowtime de Deniz Tortum & Sister Sylvester à travers un voyage au sein de l’histoire de la réalité virtuelle. Une fois encore, les références à la religion et à la mythologie sont nombreuses, si bien que l’on vient à se demander si la possibilité offerte aux artistes d‘inventer d’autres mondes, de switcher d’univers en univers, ne les encourage pas à se prendre pour Dieu. « C’est surtout que l’on parcourt l’histoire, des Égyptiens, de la Grèce antique ou des Mayas, en se posant plein de questions, nuance Robin Haefeli. Ce sont nos référents communs, une manière pour nous de situer l’œuvre dans un décor aussi fantasmé que familier et questionnant. Et puis c’est une excellente façon d’inciter à la rêverie. »
Il n’est toutefois pas question de rêver dans Murals, une représentation virtuelle de la guerre en Ukraine, et The Fury, où Shirin Neshat utilise la création numérique pour impliquer l’audience dans des sujets de société : ici, en plongeant le public dans un entrepôt où une femme à moitié nue est forcée de danser devant des soldats iraniens qui la maltraitent avant de nous intimider à notre tour. C’est évidemment dérangeant, profondément remuant, et c’est finalement à l’image de cette nouvelle édition du GIFF, intelligemment à l’écoute de cette nouvelle ère créative dans laquelle nous entrons.