En 2024, est-ce encore légitime d’opposer innovation et tradition ? À l’heure où la technologie infuse tous les domaines, ceux de la création textiles sont-ils exemptés de changement ? Petit tour d’horizon.
C’est un fait : le monde se numérise chaque jour un peu plus. De quoi menacer l’artisanat ? Certainement pas. Au sein des métiers d’art les plus traditionnels, de la broderie au tissage, une révolution silencieuse est en effet en cours via des œuvres où le savoir-faire technique se conjugue toujours plus avec l’innovation technologique. Modélisation 3D, codage, IA… L’artisanat n’échappe plus aux outils issus du champ de la création numérique. Et c’est tant mieux, tant on assiste actuellement à l’émergence d’un nouvel hybride, fusionnant les compétences humaines des artisans aux avancées les plus pointues de la la technologie. Pourtant, à bien y regarder, cette association est finalement beaucoup plus vieille qu’il n’y paraît.
La naissance de l’artisanat numérique, vraiment ?
Le duo Cécile Davidovici et David Ctiborsky illustre parfaitement cette histoire d’amour plus ou moins inattendue. Alors que l’une brode, l’autre conçoit des trames grâce à des logiciels de modélisation 3D. « Je crée les images que Cécile va broder : composition, couleurs, lumières, résume David Ctiborsky. Vu de loin, il y a une grande fidélité de la broderie par rapport à l’image que je crée, et pourtant l’essence des œuvres se situe bien dans les semaines de travail méticuleux de Cécile. Cet échange, c’est ce qui nous plaît. » Un échange fructueux qui donne lieu à des broderies ultra-réalistes, semblables à des toiles du Caravage, la matière en plus. « Ce sont les contrastes forts de nos pratiques qui nourrissent notre collaboration », rappelle le pendant masculin du duo.
« C’est intéressant de rappeler ce lien historique entre le travail du tissu et l’informatique »
Alors que Cécile Davidovici travaille durant des heures, aiguille en main et dos courbée sur un carré de tissu, David Ctiborsky, lui, évolue dans ce qu’il nomme son « atelier virtuel ». Une temporalité et une approche de la matière presque opposée qui donne finalement lieu à une compréhension aguerrie des différentes manières de concevoir la création : « Je suis fasciné par la capacité de Cécile à rester assise des heures, dans un état presque méditatif, dédiée à son ouvrage. Son travail est un acte d’amour qui m’inspire. (…) J’aime que mes différentes pratiques se nourrissent entre elles, se nourrissent de mes lectures, et bien sûr du travail de Cécile, confie avec enthousiasme David Ctiborsky. Pour créer des images, j’ai fondamentalement besoin de savoir que les gestes de Cécile arrivent après les miens et leur donnent chair. C’est avec cette promesse d’incarnation que je chéris les images, que je passe des heures à ajuster les couleurs, la lumière. Avec, constamment en tête, tout le savoir que j’ai accumulé sur ce que les fils de Cécile sont capables de rendre à partir de mon travail. »
Si ce lien mutuel a tout l’air d’être inédit, il n’en est en réalité rien. En effet, inventé il y a près de 30 000 ans, le tissage s’est toujours appuyé sur des trames, à l’origine réalisées, elles aussi, en fils. Il faut toutefois attendre 1801 pour que l’inventeur Joseph Marie Jacquard (nourri des idées de Basile Bouchon, Jean-Baptiste Falcon et Jacques de Vaucanson) révolutionne la discipline et intègre aux métiers à tisser des cartes perforées en forme de cylindre. En 1834, c’est au tout du polymathe, mathématicien et inventeur britannique Charles Babbage d’utiliser les cartes du métier Jacquard afin de donner des instructions et des données à sa machine analytique, l’ancêtre des ordinateurs. Du fil à la toile, il n’y aurait donc qu’un pas. « C’est intéressant de rappeler ce lien historique entre le travail du tissu et l’informatique », souligne Cécile Davidovici, dont le propos est illico complétée par celui de son collaborateur : « Je vois dans la culture esthétique occidentale une appétence pour la tension entre reproductibilité et possibilité d’influer sur cette reproductibilité. C’est pour ça que je trouve en effet très intéressant de relire l’histoire de l’informatique sous cet angle du métier à tisser : c’est un sujet que l’on explore par notre pratique à deux. »
Se nourrir mutuellement
Quitte à remonter l’histoire, autant fantasmer sur ce qu’elle a pu engendrer. Ainsi, il n’est pas insensé de penser que la fille spirituelle de Jacquard et Babbage puisse être Bérénice Courtin. Laquelle programme ses tissages par ordinateur : « J’ai beau programmer mes tissages sur ordinateur, je tiens à préciser que je les réalise tous manuellement, dans un évident souci de créer des allers-retours entre le digital et l’analogique », raconte la Française, qui se dit aussi bien inspirée par la mode que par l’histoire de son grand-père, un résistant polonais qui décodait des messages nazis à l’aide de la machine à écrire Enigma durant la Seconde Guerre mondiale. « J’ai notamment découvert que mon grand-père avait transmis ses informations à Alan Turing (1912-1954), un pionnier britannique de l’informatique et de l‘intelligence artificielle. »
« Le tissage est une technologie très ancienne, inventée pendant la préhistoire vraisemblablement par les femmes et est considérée comme la préfiguration de l’informatique. »
La passion du code s’est-elle transmise en héritage ? « Je suis assez fascinée par les codes, leurs symboles et leur structure, autant par ceux que mon grand-père décryptait que ceux que j’utilise dans le tissage. Dès lors, j’ai rapidement remarqué des similarités entre sa technique et la mienne, en tissage. Toutes les deux font appel à un système de codes binaires et à des cartes perforées. Il me paraissait donc assez évident de comparer ses cartes à celles des métiers à tisser Jacquard. » Résultat de ces inspirations l’installation-alphabet Digital Jacquard, a été présentée au sein de la Capsule du Centre Pompidou, à l’occasion du dernier Festival d’Automne. Invitant le public à participer à ce dialogue entre artisanat et ère digitale via des personnages modélisés en 3D et différents symboles, l’œuvre établit une forme de langage où la matière et le virtuel échangent librement. « Chaque lettre, 26 au total, est un symbole pixelisé, et chaque pixel représente l’intersection de deux fils d’un métier à tisser, résume Bérénice Courtin. À partir de cet alphabet, j’ai brodé des tissus dans lesquels sont codés ces histoires de luttes de femmes recueillies au fil de mes recherches. Chaque lettre correspond finalement à un code. »
Un retour aux sources
Autre créatrice associant code et textile, Cécile Babiole se base quant à elle sur des algorithmes afin de créer ses motifs textiles. Pour elle, c’est simple : tisser, c’est coder. La subtilité ? Cécile Babiole n’utilise ni coton, ni laine, mais des câbles électriques, plus précisément des câbles audio servant ici à concevoir des textiles sonores. Dans Loop of the Loom, ces fils sont capables de transmettre des signaux audio, transformant une partition numérique faite de code en une œuvre sonore. « Le tissage est une technologie très ancienne, inventée pendant la préhistoire vraisemblablement par les femmes et est considérée comme la préfiguration de l’informatique », précise l’artiste, au diapason avec ses collègues.
« Je regrette sincèrement que l’influence du tissage sur la technologie informatique ait été partiellement effacée, dans le sens où les fils sont des ordinateurs ancestraux, qui existaient bien avant l’apparition de l’électricité. »
Elle aussi pourrait être présentée comme une artiste numérique textile. Elle aussi défend un rapport intime à l’artisanat. Nul étonnement, dès lors, à ce que Diane Cescutti défende le même propos que ses contemporaines et profite d’une discussion pour mettre les choses au clair : « Je regrette sincèrement que l’influence du tissage sur la technologie informatique ait été partiellement effacée, dans le sens où les fils sont des ordinateurs ancestraux, qui existaient bien avant l’apparition de l’électricité. » Créant des e-textiles, notamment via les outils 3D de Blender, la jeune femme tient à « réhabiliter ces technologies vernaculaires », mais vise également à « comprendre ce que le tissage peut nous apprendre sur les ordinateurs d’aujourd’hui, et inversement. (…) Chaque œuvre est aussi une façon pour moi de remettre en question nos technologies actuelles, faire prendre conscience de la manière dont leur conception ou leurs propriétés haptiques pourraient bénéficier d’un retour à la douceur, à la polyvalence et à la résilience du tissage et des textiles. »
À discuter avec ces différents artistes, on comprend que l’innovation semble être le maître mot de ces nouvelles manières d’appréhender l’artisanat textile, que la technologie, tous et toutes s’accordent à le dire, leur permet paradoxalement de revenir à la source de leur pratique. « Je pense que l’on vit une époque où il faut plus que jamais penser notre pratique, penser nos outils, conclut David Ctiborsky, avec ce verbe poétique qui le caractérise. Nous devons aussi plus que jamais utiliser notre corps et travailler la matière. C’est pour ça que, pour l’instant en tout cas, je ne me verrais pas créer des images qui ne passent pas in fine par le travail des doigts. C’est peut-être ça, le pont que l’on crée entre art et technologie. »