« Éloge du bug », de la nécessité de faire dysfonctionner la machine

10 octobre 2024   •  
Écrit par Laurent Catala
"Éloge du bug", de la nécessité de faire dysfonctionner la machine
Portrait de Marcello Vitali-Rosati ©Louis-Olivier Brassard

Dans son essai Éloge du bug, paru le 7 mai dernier, le philosophe Marcello Vitali-Rosati fait du dysfonctionnement informatique un outil de résistance contre la politique technocapitaliste des GAFAM. Rencontre.

Aujourd’hui, le numérique est partout. Dans notre quotidien, au travail, dans nos loisirs, ainsi que dans nos relations publiques et privées. Malgré tout, sa promesse de nous libérer des tâches matérielles et de nous concilier aux progrès de notre temps s’est rapidement transformée en une nouvelle forme d’asservissement programmé par une poignée de plateformes et d’entreprises, les fameuses GAFAM, où la suprématie du lisse et du fonctionnel est devenue un nouveau modèle dominant au service du consumérisme.

Pourtant, la technologie numérique n’a pas vocation à être un simple objet du champ d’expression capitaliste. Elle peut aussi porter des logiques émancipatrices, sociales, créatives : dans son univers immatériel de flux et de réseaux flirtant avec la perfection, c’est peut-être même de l’erreur, du dysfonctionnement de la matrice, pourtant fortement honni par l’usager, que pourrait surgir la prise de conscience. Tout cela, c’est ce qu’affirme le philosophe et spécialiste des questions relatives aux technologies numériques Marcello Vitali-Rosati dans son ouvrage Éloge du bug, récemment publié aux éditions Zones.

Alors, le bug, l’incident informatique aux allures de spectre organique niché dans la machine, peut-il nous montrer la voie d’une liberté retrouvée à l’ère du numérique, en tant qu’artistes ou citoyens ? Marcello Vitali-Rosati, par ailleurs titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, donne son sentiment sur la question.

« Il Faut Que Ça Marche », « Simple et Intuitif », « Léger Comme Un Nuage » etc. Certains des chapitres de votre ouvrage reprennent de façon critique toute une rhétorique marketo-communicative de l’immatérialité, de l’inventivité et du bon fonctionnement que nous vendent les GAFAM pour nous convaincre que le monde numérique va nous apporter autonomie et liberté. Pourtant, vous le dites, celui-ci nous éduque surtout à une forme de dépendance. Depuis quand les choses ont-elles dérapées et comment les GAFAM ont-elles fait pour rendre leur discours aussi percutant, voire incontournable, auprès du grand public ?

Marcello Vitali-Rosati : Tout d’abord, il faut préciser que cette rhétorique n’est pas propre au monde numérique, mais plutôt au monde capitaliste. Ou, mieux, que c’est une adaptation de l’idéologie capitaliste aux environnements numériques. Quand je parle de capitalisme, je me réfère à l’idée selon laquelle l’objectif principal de nos actions individuelles et collectives devrait être la production de richesse. Cette idée précède évidemment les GAFAM et ne leur est donc pas propre. L’impératif capitaliste débarque dans les environnements numériques dès leurs débuts, probablement, mais sa présence devient de plus en plus pressante à partir des années 2010, et presque insupportable depuis une dizaine d’années.

Il faut préciser en effet que les environnements numériques – je pense ici surtout au web et à ce que le web a rendu possible à partir de son apparition au début des années 1990 – ont eu un moment initial où l’idéologie capitaliste n’était pas prépondérante ou, du moins, pas la seule option possible. Aux débuts du web, le « cyberespace », comme on l’appelait, semblait être un lieu de liberté. Pensons, par exemple, à la déclaration d’indépendance du Cyberespace de l’écrivain John Perry Barrow (ancien membre du Grateful Dead, ndlr). Mais les entreprises de la Silicon Valley ont occupé de plus en plus cet espace jusqu’à se l’approprier complètement, sans laisser aucune possibilité à des visions autres. Alors, pourquoi ces entreprises ont-elles autant de succès ? La réponse est compliquée… Pourquoi le capitalisme a-t-il autant de succès et semble être la seule vision « raisonnable » du monde ?

Vous évoquez dans votre ouvrage le principe du bug (et plus largement du dysfonctionnement) comme le point de départ d’une analyse critique permettant à chacun de voir notre société numérique « autrement », et donc de déclencher une réflexion susceptible de nous libérer du dogme numérique capitaliste que vous décrivez. Bien que négatif au départ, le bug – l’erreur – pourrait donc nous libérer en créant chez l’usager un comportement que l’on n’avait pas prévu au départ. Cela m’a immédiatement fait penser à une sorte de réhabilitation de l’expression « L’Erreur Est Humaine », souvent employée de façon péjorative. Comme si l’humain reprenait ainsi la main face à l’omnipotence de la machine…

MVR : Je ne sais pas si la question de l’erreur humaine peut-être reliée à la notion de bug telle que je voudrais la penser. Je ne crois pas à une opposition humain/machine, ni à une valeur particulière de l’humain dans ce cas de figure. Au contraire. Ce qui m’intéresse dans le bug, c’est justement qu’il montre comment la pensée, l’intentionnalité, les idées ne viennent pas de l’« humain », mais de l’extérieur. C’est le bug qui pense. Comme chez Socrate, c’est le démon qui pense, pas Socrate. Le bug est la démonstration d’une matière active, qui a une initiative. Le bug est aussi la démonstration des limites de l’idéologie du sujet et de l’individu. Mais, le bug est aussi un espoir d’émancipation qui ne dépend pas de l’héroïsme des particuliers.

MarcelloVitali-Rosati
« Ce qui m’intéresse dans le bug, c’est justement qu’il montre comment la pensée, l’intentionnalité, les idées ne viennent pas de l’« humain », mais de l’extérieur. C’est le bug qui pense. »

Vous évoquez Socrate, et notamment l’épisode du Banquet de Platon où Socrate, en route pour chez Agathon, bugge littéralement, c’est-à-dire disjoncte en chemin, mais parvient grâce à cet incident extérieur à mieux réfléchir et à penser différemment la situation qui le préoccupe. N’y a-t-il pas aussi des références artistiques récentes ou actuelles qui vous semblent intéressantes à noter dans ce principe de résistance, en particulier si l’on se place du côté de la contre-culture artistique numérique, et de styles musicaux liés comme la musique IDM/electronica, où l’on joue fréquemment sur des principes de dysfonctionnements numériques – les fameux glitchs ?

MVR : Bien sûr, l’art a toujours été intéressé par les dysfonctionnements, les glitchs, les bugs. Que l’on pense aux situationnistes et à Debord en particulier, avec l’idée de détournement. Ou que l’on pense à tous les artistes qui détournent des dispositifs techniques pour les dénoncer ou mieux les comprendre. Dans le livre, je cite par exemple Simon Weckert et son détournement de Google Maps. Weckert créait des bouchons artificiels sur Google Maps en se déplaçant dans la rue avec un chariot où il traînait 100 téléphones.

D’autres exemples intéressants sont donnés par Servanne Monjour dans son livre Mythologies postphotographiques, ou par Sophie Limare dans son Surveiller et sourire. Le dysfonctionnement est toujours intéressant car il montre d’autres chemins, d’autres manières de penser et de voir le monde. On pourrait presque dire que l’art est par nature dysfonctionnel, ou alors que le dysfonctionnement et le bug sont la première source d’inspiration de tout art. Pensez à Monet qui voyait « mal » les couleurs. Ou à Cézanne qui se pensait lui malade car il ne voyait pas comme les autres.

Pourtant, à sa manière, l’artiste numérique est parfois lui aussi déjà gagné par les GAFAM – avec notamment l’usage de certaines technologies mères hardware/software PC ou MAC. N’y a-t-il pas d’abord pour l’artiste un combat à mener pour valoriser davantage l’usage de logiciels libres et ouverts, comme les systèmes d’exploitation LINUX, dont vous vantez d’ailleurs le principe communautaire ?

MVR : Comme je le disais plus haut, je ne crois pas aux héros. « Malheureux les pays qui ont besoin de héros », disait le Galilée de Brecht. Donc, je ne crois pas que l’on puisse donner à des personnes la responsabilité de nous sauver. Les artistes, en effet, comme tous les autres, sont plongés dans le monde des GAFAM et toute forme de résistance individuelle est, à mon avis, destinée à l’échec. C’est la raison pour laquelle je fais l’éloge du bug. Le bug casse le fonctionnement et propose d’autres pistes. Et bien entendu là, l’art a toute sa place pour suivre les propositions du bug.

MarcelloVitali-Rosati
« On pourrait presque dire que l’art est par nature dysfonctionnel, ou alors que le dysfonctionnement et le bug sont la première source d’inspiration de tout art. »

Derrière cet éloge, vos évoquez différents principes fondamentaux d’émancipation, comme la connaissance critique des technologies, l’invention d’une nouvelle pédagogie du numérique partant du low-tech. Dans le fond, êtes-vous optimistes sur la capacité réelle des usagers, mais aussi des citoyens, à se libérer de l’uniformisation numérique quand on voit que l’IA risque de prendre le même chemin ?

MVR : Pour être franc, je suis très pessimiste. Toutes les tendances actuelles vont contre toute possibilité de résistance et la littératie numérique me semble être de moins en moins développée – et de moins en moins considérée comme une priorité. La politique des entreprises est de produire des technologies de plus en plus opaques et incompréhensibles, et le réflexe des communautés est de les adopter sans se poser de questions. Je ne crois pas par ailleurs à la régulation étatique. Les États ont toujours été les meilleurs alliés du capitalisme et, plus spécifiquement de l’idéologie des GAFAM. Restent donc les démarches collectives.

Le mouvement du logiciel libre, par exemple, celui de la low-tech, ainsi que des milliers de petites communautés qui développent leurs propres jardins numériques. Je crois à ces possibilités-là. Petites, minoritaires, marginales, qui ne feront pas la Une des journaux. Je crois à la possibilité de dévier, de faire autrement, de dysfonctionner. Je crois à la possibilité de l’anormalité. Je crois au bug et à la philosophie qui en est peut-être juste une manifestation.

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