Dévoilée à Paris Photo 2023, une photographie générée par IA représentant deux figures d’Emmanuel Macron s’embrassant au milieu d’une manifestation chaotique a fait couler beaucoup d’encre. Ce faux cliché, poétique et engagé, a été repris par un grand nombre de médias, et est signé u2p050. Pour en savoir plus sur leurs membres, nous nous sommes rendus dans leur studio de création, niché dans le fameux Poush.
Au cœur d’Aubervilliers, dans un immeuble des années 1920, se trouvait l’ancienne parfumerie L.T Piver appartenant à la Société de la Tour Eiffel. Depuis 2022, elle abrite le Poush, un second quartier créatif et culturel qui fait suite à celui de Clichy inauguré en 2020. Cet espace d’une superficie totale de 2 000m2 rassemble 250 acteurs (artistes, curators et universitaires) afin que leurs trajectoires se croisent et ne fassent qu’une le temps d’un projet commun ou d’une collaboration. Parmi eux : le studio u2p050, niché dans les sous-sols aux hauts plafonds du bâtiment, parfaits pour laisser à chacun la place de s’y épanouir.
Avant de jouir pleinement des possibilités de cet espace, les six membres se retrouvent pour la première fois en 2019 dans l’idée de créer un projet documentaire sur notre rapport à la technologie contemporaine, du point de vue des sciences humaines, de l’art et de la philosophie. Pour cela, ils ont notamment créé une boite de prod qui a donné naissance au studio u2p050. « Très vite, nous nous sommes toutefois aperçus que le film seul ne pouvait pas nous permettre d’atteindre notre objectif, rembobinent-ils, d’une même voix, comme pour mieux entretenir le mystère autour de leur entité. Nous nous sommes alors tournés vers d’autres médiums, ceux dont nous parlions. Finalement, nous avons abandonné le projet ». Malgré tout, le studio est toujours là, et reste particulièrement créatif et productif. « Ce projet nous a quand même permis de nous tourner vers les nouvelles technologies et de poser les bases de notre travail à venir, résolument documentaire, ne serait-ce que parce qu’il se situe à la croisée de la philosophie, de l’art et de la technologie ».
À vos marques, promptez !
Très vite, le studio u2p050 s’intéresse à l’IA, mais toujours avec une méthodologie semblable à celle du documentaire : un travail de terrain, des rencontres avec les acteurs, des interviews de scientifiques et autres lectures. Finalement, leurs travaux prennent la forme de films, de photographies ou d’installations immersives mêlant VR, IA et ambiances sonores. « Nous ne cessons de nous interroger, expliquent-ils. Un documentaire est-il possible à partir du moment où l’interprétation d’un algorithme entre en jeu ? Cette question reste valable pour la photographie numérique qui est retouchée. Forcément, une part de fiction vient s’immiscer dans le projet. »
Sur leur lancée, ces créatifs d’une ère nouvelle poursuivent : « L’IA est d’abord arrivée dans notre travail de manière visuelle. Nous avons expérimenté Google Colab et les GAN (en français : Réseau Antagoniste Génératif, ndr). À partir de ces outils et d’une base de données d’images que nous constituions, nous générions de nouvelles images ». Début 2020, le studio u2p050 profite également de la crise de Covid-19 pour se plonger dans ces outils et se lancer dans un projet étonnant, Porn-O-topie : « À cette époque, tous les lieux culturels étaient fermés, mais les sexe-shops, dont le Love Shop, pouvait ouvrir ses portes. Nous avons collecté un grand nombre d’images pornographiques issues de VHS datant des années 1990 et de films dit « gonzo », c’est-à-dire essentiellement constitués de gros plans. Par la suite, nous avons soumis à l’IA tout ce que nous avons pu rassembler, comme ça, simplement dans l’idée de savoir ce qu’elle voyait ».
En résulte un mélange d’organes, abstrait certes, mais très évocateur. Autour de ce film, entré au catalogue du Love Shop sous le nom de « code 050 », le studio a imaginé une installation permettant au client de visualiser l’œuvre en toute discrétion. « Depuis, l’IA est présente dans tous nos projets, du brainstorming au médium final. Elle intervient de différentes manières, comme source d’inspiration ou de réflexion, mais elle n’est pas nécessairement la finalité ». Preuve en est avec Moebia (2022), un roman graphique en hommage à Moebius, où le studio se spécialise sur les générateurs de « texte vers l’image » comme VQGan Clip, puis Stable diffusion, jugé nettement plus malléable.
Grâce à ce dernier, ils sont en train de réaliser You’re Very Special (prévu pour 2024), un documentaire sur l’assaut du Capitole en promptant des tweets de Trump, des conversations de policiers émises via des talkies-walkies, des extraits de la chaîne Fox News ou encore des phrases des membres de la commission d’enquête ayant travaillé après coup sur cet évènement, dont notamment la réplique malheureusement cultes de l’ancien président américain : « We fight like hell. And if you don’t fight like hell, you’re not going to have a country anymore ».
IA plus de limites
Aujourd’hui, le studio u2p050, lauréat de la commission Mondes Nouveaux du ministère de la Culture en 2022, utilise l’IA de toutes les manières possibles, du texte vers l’image, de l’image vers l’image… et aussi du texte vers le son, un élément auquel les six membres attachent une attention toute particulière, persuadés que cette approche contribue à renforcer l’immersion au sein de leurs différents projets. Pour leur série de bisous Smack Dat (2023), qui a tant fait parler et dans laquelle Macron embrasse Macron, ils ont notamment développé tout un environnement sonore grâce à Voicify ou des outils RVC. Ainsi, ils ont pu recréer de vraies-fausses ambiances de supermarché pour mieux vendre leurs t-shirts, avec l’humour qui les caractérise, lors de la présentation de leurs œuvres à l’Avant Galerie, à Paris !
L’erreur serait toutefois de croire que les membres du studio passent tout leur temps enfermés devant leurs machines, quand certains de leurs projets les amènent à franchir les portes du Poush. Pour réaliser On ne peut empêcher les oiseaux…, une installation immersive documentaire, dévoilée lors du festival Octobre Numérique d’Arles en 2022, ils sont allés collecter des sons et des images au cœur des Salins d’Hyères, une réserve naturelle d’oiseaux, afin d’aborder au mieux la question du multi-perspectivisme soulevé par la crise écologique. Plus récemment, ils se sont également rendus à Taïwan, haut lieu des arts digitaux, pour enquêter sur le rapport entre l’écologie et l’infrastructure informatique mondiale, en vue d’un nouveau projet. Car, si les machines sont au centre de leur pratique et de leurs préoccupations, en aucun cas elles n’en fixent les limites !