En 2024, le GIFF Festival, à Genève, célèbre un double anniversaire : sa 30ème édition, déjà, ainsi que la dixième année de sa déclinaison immersive, incarnée par une programmation resserrée mais néanmoins ambitieuse et riche en récits innovants. On y était, on vous raconte.
On dit de la marche qu’elle peut être une manière de célébrer le silence, d’accepter l’ennui, de s’autoriser la contemplation. Sur bien des points, marcher, c’est aussi avancer vers l’imprévu, comme pour se reconnecter avec soi, s’ouvrir à ses semblables, découvrir d’autres réalités. Lors de la 30ème édition du GIFF Festival, dont Fisheye Immersive est partenaire, au moins trois œuvres semblent avoir été imaginées avec ces différentes notions en tête. Il y a déjà Moi Fauve de Joséphine Derobe et Claire Allante : découverte au CENTQUATRE-Paris en décembre 2023, l’expérience immersive continue de séduire pour le dialogue sensible qu’elle instaure avec la nature via une écriture poétique et onirique, seule manière à en croire le duo d’autrices de ressentir les vibrations de la Terre.
Il y a aussi Champ de bataille, ce film VR tourné par François Vautier en prises de vues réelles où, après quelques secondes à survoler paisiblement une vaste étendue de prairies, le spectateur est plongé dans l’horreur des tranchés, aux côtés de soldats français, à Verdun, prêts à perdre leur vie au nom d’une guerre qu’ils n’ont pas choisi. À chaque mouvement, on ressent ainsi la violence du conflit, qui infiltre constamment notre champ de vision, que ce soit à travers le visage ensanglanté des personnages, les corps à enjamber, le bruit des armes ou les fréquentes explosions qui accentuent la tension et révèlent la valeur de ce qui est filmé : de menus gestes de survie et de résistance face à une tragédie qui vient, dont la fatalité est renforcée par un plan final d’une grande beauté. C’est évidemment poignant, on voudrait ne plus avoir à marcher au cœur de ce décor macabre, se cacher, tel ce soldat recroquevillé avec son chien. Malheureusement, il semble impossible ici de lutter contre l’inévitable. La mort rode, chacun de nos pas nous en rapproche.
Enfin, il y a Rave de Patrick Muroni, où l’on erre dans une forêt en compagnie de trois amis virtuels, en quête d’une rave party. La marche, dès lors, devient un pur plaisir libérateur, un moyen de tendre vers l’extase, de rejoindre une communauté, tout en étant persuadé que la frustration provoquée par chaque erreur de parcours (nombreuses dans la première moitié du film) ne fait qu’accentuer le plaisir ressenti au moment où les corps s’abandonnent, les pieds en trans, le cœur battant désormais à plus de 120BPM. « Tout l’enjeu, resitue Patrick Muroni, 31 ans, était de créer une progression, d’amener les gens à se mettre dans les conditions d’une rave, avec cette musique qui s’accentue au fur et à mesure, puis de les pousser à s’impatienter de la fête, avant d’enfin y arriver et de pouvoir se lâcher complètement ».
Déambulation virtuelle
Moins intéressé par l’idée d’illustrer des idées prédéterminées que d’accorder un espace de liberté aux personnes filmées, évoluant ici dans un décor hautement pixelisé, Rave s’appuie sur un parti-pris nettement plus fictionnel que In Pursuit Of Repetitive Beats de Darren Emerson, présenté en avant-première mondiale ici-même l’année dernière. Découpé en plusieurs parties clairement assumées (les préparatifs, le départ, la recherche, la fête), avec une tension qui reflète sa quête intérieure, le film de Patrick Muroni, dont la direction artistique a été confiée à Mélanie Courtinat, est l’un des grands coups de cœur de cette édition, tout comme l’ont été les deux œuvres taïwanaises : Free Ur Head de Tung-Yen Chou, une performance chorégraphique et XR de 30 minutes elle aussi animée par le sens de la fête, ainsi que Limbophobia, d’une beauté plastique impressionnante.
Refusant l’idée de personnage ou de narration, le film de Wen-Yee Hsieh regarde chaque élément avec le même intérêt, la même horizontalité de vue, Selon un rythme quasi apathique, mais toujours captivant, entouré d’un voile de mystère (est-ce un espace pollué par des centaines de débris ? Une ville d’après l’apocalypse ?), Limbophobia représente avec une vraie force d’incarnation les potentialités de la réalité virtuelle dans le domaine de l’animation, dans cette approche esthétique des ombres et des lumières – de même que Blue Archives de Stéfane Perraud et Aram Kebabdjian, très beau, très fort, dont on reparlera à coup sûr.
À regarder ces deux œuvres, on comprend aussi que la grande obsession des artistes programmés au GIFF est moins de faire marcher le spectateur que de le faire flotter, comme pour favoriser son abandon, voire même encourager une déambulation passive au milieu d’un monde aussi science-fictionnel que minimaliste. L’ambiance est chaotique, le sors réservé à l’humanité l’est tout autant, mais la mise en scène de ces cinéastes est si contemplative, si énigmatique, que l’univers déployé paraît finalement plus accueillant que celui de 8 Billion Selves.
Explorer le récit cinématographique
Avec ses créatures étranges (des femmes noires avec des têtes de zèbres, des hybrides hommes-cochons bodybuildés et tout un tas de monstres encore non identifiés), ses orgies dans une église et ses visions presque hallucinées qui s’enchaînent sans que l’on ait réellement de contrôle dessus, l’artiste néerlandais Nemo Vos rappelle à qui en douterait encore que le réel et la fiction ne sont qu’une constellation d’illusions. Dès lors, 8 Billion Selves ne cherche à être rien d’autre qu’un monde foisonnant, où l’absurde et le macabre se rejoignent, où le fantasque et le commun se confondent dans un mouvement qui laisse entrevoir l’émergence d’une nouvelle mythologie tout à fait perturbante.
Étiré sur 23 minutes, 8 Billion Selves n’évite pas quelques étourdissements, mais ces effets secondaires dus au motion sickness ne viennent jamais nuire à l’expérience, qui flirte ouvertement avec l’art contemporain. À l’image également d’Une eau la nuit, poétique mais finalement plus anecdotique, surtout lorsque l’on compare le film aux deux dernières œuvres expérimentées à Genève. Tout d’abord, Oto’s Planet, où l’on est projeté sur une planète lointaine – qui se résume à un morceau de terre -, à la rencontre d’Otos et son chien, dont le quotidien paisible et reclus est brutalement mis à mal par l’arrivée d’un soldat de l’espace prêt à coloniser la moitié du territoire, sans se douter une seconde que cette soif de conquête causera sa perte.
Moins immersif qu’interactif – chaque spectateur est invité à joindre l’index et le pouce pour faire tourner cette mini planète -, Oto’s Planet n’en reste pas moins un conte d’une belle poésie (on pense au souvent à ce que serait devenu le Petit Prince s’il avait vieilli), parfois lugubre mais toujours sublimée par la musique de Chapelier Fou et la narration de Gwenael François. Lequel semble ici poser sa caméra 360° à un endroit et regarder défiler la vie de ces humains soudainement obligés de cohabiter.
Contes et légendes
De mythologies, il en est une nouvelle fois question avec La clé d’or, auréolé d’une solide réputation depuis que ses réalisateurs, Marc Da Costa et Matthew Niederhauser (Tupalmancer), ont remporté la compétition immersive du dernier SXSW. « C’est la première fois qu’on laisse autant de place à une œuvre conçue par des artistes et partiellement générée par l’IA », précise Anaïs Emery, directrice générale et artistique du GIFF. Un choix salutaire, tant La clé d’or interroge avec brio la notion de mythe moderne à partir d’une intelligence artificielle entraînée avec des contes et légendes depuis longtemps inscrits au panthéon de l’imaginaire collectif. Il suffit dès lors d’entrer des prompts dans l’ordinateur installé face à trois grands écrans, d’attendre quelques minutes et de voir le récit original se nourrir de nos indications, accueillir de nouveaux héros, intégrer tous types de scénarios, tout en restant crédible et en façonnant l’image composite d’un conte pluriel, irréductible à toute forme de routine. Ici, il ne s’agit donc plus de marcher, de flotter ou d’arpenter d’autres mondes. Il suffit d’influencer le dérouler de l’histoire, puis de regarder le résultat, immobile, pour que les émotions jaillissent.