À la croisée de la méditation, de la transe, et de l’usage de psychotropes, l’art psychédélique a émergé en Occident avec l’influence des philosophies indiennes. Alex et Allyson Grey en sont non seulement les héritiers, mais ils militent aussi pour la popularisation de cet « art visionnaire » via l’Hallucinarium, un concert aussi immersif qu’expérimental.
Des courbes sinueuses, des motifs qui se répètent à l’infini, des couleurs saturées, des figures humaines à trois yeux… le couple et duo formé par Alex et Allysson Grey occupe une place majeure au sein de l’art psychédélique. Depuis plus d’un an, en collaboration avec l’agence espagnole Elrow, spécialisée dans l’organisation de festivals électroniques, les deux compères élaborent l’Hallucinarium : un grand carnaval composé de soixante-six costumes (faits main par les équipes), autant d’acteurs, de voltigeurs, d’échassiers, ainsi qu’une flopée de décors aptes à transformer la fête en un événement immersif et artistique. Adeptes de méditation et d’expériences extatiques, les deux artistes septuagénaires ont accepté de se raconter. À nous, maintenant, d’accepter d’entrer dans cette transe, complexe, parfois lunaire, mais toujours essentiel pour rappeler à qui en douterait encore que l’immersion peut se faire autrement que grâce à des dispositifs à 360°.
Votre collaboration avec Elrow amène votre travail dans une toute nouvelle dimension, peut-être encore plus immersive. Êtes-vous satisfaits de ces nouvelles possibilités qui s’ouvrent à vous ?
Alex Grey : Ce n’est pas la première fois que l’on collabore avec des musiciens. Nous avions fait de la peinture sur scène pour les groupes Shpongle et Beats Antique, j’ai aussi réalisé les pochettes de Papadosio (groupe de rock progressif originaire de la Caroline du Nord, ndlr). Cela dit, nous n’avions jamais participé à un événement où notre travail dominait l’espace de manière aussi complète. Visuellement, sculpturalement…C’est comme un opéra dans lequel le public a la possibilité d’interagir.
Allyson Grey : Pour élaborer Hallucinarium avec les équipes d’Elrow, nous avons beaucoup travaillé à distance, notamment via ces nombreuses esquisses que nous leur envoyions par voie numérique. Quelle surprise de découvrir nos œuvres passer d’une surface bidimensionnelle à ce show en quatre dimensions. Voir ces 4 000 personnes entassées comme à l’heure de pointe dans le métro, sauter, crier, évoluer toutes ensemble, entourées de nos créations, ça nous a fait quelque chose.
« En 1975, nous avons eu une révélation, Alex et moi, après une prise de MDMA. Sans nous concerter, nous avons eu la même vision, celle d’un temple, où seraient exposées nos œuvres. »
Il me semble qu’un évènement totalisant de ce type prolonge ce que vous cherchez à produire avec votre art, à savoir susciter des expériences transformatrices. Je me trompe ?
Allyson Grey : Nous sommes des peintres, nous peignons tous les jours, pendant des heures, et c’est une part très importante de notre activité. Il y a toutefois une autre forme artistique qui nous anime : la sculpture sociale, qui nous permet de créer des espaces propices à ce que les gens vivent un certain type d’expériences. En 1975, nous avons eu une révélation, Alex et moi, après une prise de MDMA. Sans nous concerter, nous avons eu la même vision, celle d’un temple, où seraient exposées nos œuvres.
Des années plus tard, nous l’avons construit. C’est à la fois un lieu de retraite, un panthéon, un espace d’art. C’est un endroit où nos œuvres sont en sécurité, mais surtout, où les gens sont libres de venir se lier à elles et guérir grâce à elles. Régulièrement nous y organisons des cérémonies de pleine lune, on y accueille plus de 200 personnes. Ceci dit, nous n’avons jamais organisé une expérience avec autant de monde que dans l’Hallucinarium.
Où puisez-vous l’inspiration intarissable qui vous permet de donner vie à tous ces personnages que l’on voit sur scènes et dans vos décors ?
Allyson Grey : C’est un hallucinarium, donc… tout vient des hallucinations, des personnages que l’on peut y rencontrer.
Alex Grey : On reproduit nos propres expériences psychédéliques. Nous cherchons à modéliser ou à suggérer ces états visionnaires. Certaines figures sont aussi inspirées par des archétypes de divinités ancestrales.
Le miroir est aussi un motif récurrent au sein de votre travail. Que signifie-t-il pour vous ?
Allyson Grey : Le miroir est ce qui permet d’amorcer une réflexion sur soi, de prendre conscience de son enveloppe, physique et spirituelle. Nous avons des douleurs, des maladies : nul doute que si nous étions capables de se concentrer sur ces zones pour leur envoyer des énergies de guérison, cela irait mieux.
Alex Grey : Le miroir universel doit permettre à chacun d’admirer sa propre matrice anatomique. J’ai peint quelques tableaux dans ma série Sacred Mirror avec une figure en pied représentant notre système d’énergie vital, avec les méridiens, les points d’acupuncture, les zones de chakras, les auras… Les tableaux que nous peignons, Allyson et moi, sont censés être des outils pour mener à la guérison.
« Le miroir est ce qui permet d’amorcer une réflexion sur soi, de prendre conscience de son enveloppe, physique et spirituelle. »
Vos œuvres sont surtout pensées pour encourager une forme de transe. Avez-vous déjà pensé recourir aux nouvelles technologies afin de favoriser cette notion d’immersion ?
Alex Grey : Je pense que nous sommes des explorateurs de la conscience, et nous n’avons pas vraiment besoin des nouvelles technologies pour l’explorer. Bien sûr, certaines mises en scènes peuvent reproduire ces états visionnaires (immersifs, envahissant, etc.). Allyson et moi avons d’ailleurs réalisé une installation à Las Vegas, nommée Meow Wolf : on y projetait des têtes immenses aux quatre coins d’une pièce sombre. Cela s’inspirait d’une peinture que j’ai peinte et qui s’intitule Net of Being (« Réseau de l’être » en VF, ndr). Il s’agissait d’un modèle de ce que de de nombreuses personnes ont déjà éprouvé dans leurs visions psychédéliques.
Vous avez évoqué la prise de substances hallucinogènes. Comment faîtes-vous pour que cela continue de servir votre créativité ?
Alex Grey : Ces substances ont toujours été gardées secrètes, pendant des millénaires, leur usage se faisait sous la responsabilité du chaman. Ce n’était pas des produits récréatifs. Aujourd’hui, les gens ne comprennent plus vraiment la valeur sacré des psychotropes et le potentiel contact au divin qu’ils permettent. C’est la différence entre l’homme blanc qui va à l’église le dimanche et l’homme rouge qui prend du peyolt et entre en communion directe avec Dieu.
Allysson Grey : Il y a un risque d’abus, c’est évident, c’est pourquoi il est conseillé d’utiliser ces produits dans un contexte sacré ou médical. Comme le dit Alex, dans de nombreux pays, les chamans sont aussi les médecins. Il y a beaucoup de traitements pour l’esprit qui sont associés à des expériences psychédéliques. Pour ma part, les psychotropes ont soigné mes problèmes d’addiction. Bill Wilson, l’inventeur des alcooliques anonymes, voulait d’ailleurs inclure le LSD à ses thérapies avant que cela soit rendu illégal.
« Aujourd’hui, les gens ne comprennent plus vraiment la valeur sacré des psychotropes et le potentiel contact au divin qu’ils permettent. »
Pensez-vous que la fête soit un bon endroit pour faire des expériences introspectives ?
Allysson Grey : Non, plus maintenant. Je veux dire, pour certaines personnes, être avec sa tribu et sauter dans tous les sens peut avoir quelque chose d’édifiant. Mais, si vous voulez vraiment faire une introspection, allez dans une pièce sombre, un bandeau sur les yeux pour être dans l’obscurité totale, et mettez de la musique classique ou de la musique indienne.
Aujourd’hui, certains festivals comme Burning Man tentent comme vous de redonner une place à la spiritualité. Pensez-vous qu’il s’agit là du grand retour de l’esprit Woodstock ?
Allysson Grey : Nous sommes allés à des festivals dans le monde entier, en Amérique du Sud, en Amérique centrale ou en Europe. Ils sont tous merveilleux, mais le Burning Man est unique et ne ressemble à aucun autre…
Alex Grey : Quand 50 000 personnes se retrouvent, réunies en cercle, dans le désert, autour d’un monument en feu, observant un corps de lumière, quelque chose se passe… Plus que de Woodstock, je rapprocherais ce type d’événement de pèlerinages comme ceux que menaient les Grecs dans l’antiquité pour se rendre au sanctuaire d’Éleusis. La différence, c’est que maintenant, la religion, c’est l’art. La religion, c’est la créativité. Je pense qu’il y a quelque chose de sincère et d’authentique là-dedans.