En numérisant ses sculptures voluptueuses, Hermine Bourdin repousse les limites de son médium et offre à l’argile une toute nouvelle symbolique. Rencontre avec une artiste qui cultive le goût de l’hybridité, et fait fusionner dans ses œuvres glaise et IA, savoir-faire et technologie.
Lorsque l’on tombe pour la première fois sur les sculptures de Hermine Bourdin, il y a comme une impression de déjà-vu. Ne nous sommes-nous pas extasiés devant ces icônes paléolithiques lors d’une visite au Louvre ? Ne les avons-nous pas étudiés en cours d’Histoire ? Et bien non. Sous leurs airs d’hommage aux figures féminines préhistoriques, les silhouettes de l’artiste française sont tout ce qu’il y a de plus contemporaines, dans le sens où elles allient le travail de la matière, la numérisation, la performance et l’intelligence artificielle. Avec, toujours, une même idée en tête : célébrer la puissance du corps féminin.
Tu es souvent définie comme une sculptrice. Pourtant, ton travail intègre également la photographie et différents outils numériques. Ma première question est donc assez simple : Comment te définis-tu ?
Hermine Bourdin : Bien que la sculpture soit mon médium de prédilection, mon travail intègre effectivement divers outils numériques. Cette diversité de techniques m’offre la possibilité d’explorer et d’exprimer mes idées de multiples façons. Et, je dois l’avouer, j’aime expérimenter selon différents modes d’expression, dans le sens où chacun apporte une perspective unique et enrichit ma pratique artistique. La logique voudrait donc que l’on me considère comme une artiste multidisciplinaire. Le hic, c’est que, chez moi, tout part en général de la sculpture. Pour le dire autrement, ce sont bel et bien mes pièces physiques qui m’inspirent et me donnent envie de les filmer, de les animer et de les incarner.
« Cette approche hybride est un exutoire, une nécessité, un moyen de m’échapper à une matérialité parfois trop rigide. »
Peux-tu me parler un peu de ta découverte du numérique et de la manière dont ces technologies ont nourri ton art ?
Hermine Bourdin : Quand j’ai commencé à sculpter, j’avais du mal à rendre mes pièces stables. Elles roulaient, c’est peut-être pour ça… (rires) Dans ma tête, c’était un peu comme les montres molles de Dali. En scannant et en animant mes pièces, je comprenais alors que je pouvais les mettre en lévitation, les faire sauter, les faire fondre, les faire danser… Le numérique m’autorise à repousser les limites matérielles de la sculpture, il me plonge dans un univers où l’imagination est la seule limite. Cela apporte une dimension supplémentaire à mon travail, un espace où se mêlent le tangible et l’immatériel. Par exemple, la réalité augmentée me permet de faire apparaître une pièce à n’importe quel endroit. Pour moi, cette approche hybride est un exutoire, une nécessité, un moyen de m’échapper à une matérialité parfois trop rigide.
Les corps féminins et les Vénus paléolithiques occupent une place primordiale au sein de tes œuvres. Est-ce dans l’idée de t’inscrire dans l’histoire de l’art, dans cette manière de célébrer et de montrer la beauté du corps féminin ?
Hermine Bourdin : Je suis fascinée par les représentations anciennes de la féminité, en particulier les Vénus paléolithiques. En les intégrant dans mes œuvres, je cherche à célébrer la beauté et la puissance féminine dans toute sa diversité et sa générosité. Selon plusieurs archéologues, la plus ancienne religion sur Terre vénérait une Déesse associée à la nature, qui prenait plusieurs formes. Comme le disait Marija Gimbutas (célèbre archéologue, ndlr) : « La religion de la Déesse enseignait la révérence pour la terre, pour les mystères de la naissance et de la mort, ainsi que pour la capacité de transformation spirituelle. » Il y a clairement eu une époque où le féminin était central, comme en témoignent les « Figures de la Déesse » remontant à 30 000 ans. Cette iconographie se poursuit tout au long du Paléolithique supérieur et jusqu’au Néolithique. Il fut un temps où nos ancêtres vénéraient la Déesse, et non un dieu masculin. À mesure que le patriarcat prenait le pas, les femmes ont perdu leur position dans la société. Leur rôle en tant que leaders spirituelles a été sapé. Les femmes ont été diabolisées en tant que séductrices non fiables.
Quel rapport entretiens-tu avec la performance, la mise en scène du corps, notamment perceptible dans ta série Goddess Embodiment ?
Hermine Bourdin : Je suis normalement trop timide pour faire de la performance mais l’idée d’incarner une Déesse est devenue une véritable obsession ! Sculpter ces formes n’était plus suffisant, il fallait maintenant que je les incarne.. J’ai finalement décidé de me rendre à Malte, cet archipel qui regorge de temples fascinants plus anciens que Stonehenge ou les pyramides de Gizeh. Leurs formes sont à l’image des figurines de déesses aux courbes généreuses qui ont été retrouvées à l’intérieur. Pour la série Goddess Embodiment, j’ai associé des images de mes sculptures à des clichés de ma performance (où je me métamorphose au travers d’une sculpture vivante que j’avais créée). Ces photographies résultent d’une fusion générée par un modèle d’intelligence artificielle que j’ai entraîné avec mes propres clichés. En un sens, cette série explore donc la relation entre l’homme et ses créations à travers les âges. Je ne sais pas s’il faut craindre ou embrasser l’IA, elle soulève de nombreuses questions…
« À mesure que le patriarcat prenait le pas, les femmes ont perdu leur position dans la société. Leur rôle en tant que leaders spirituelles a été sapé. Les femmes ont été diabolisées en tant que séductrices non fiables. »
Puisque l’on parle d’IA, quel regard portes-tu sur les biais sexistes des algorithmes ? Surtout, as-tu l’impression de créer des œuvres qui viennent contrer ces stéréotypes ?
Hermine Bourdin : En célébrant des silhouettes généreuses et diversifiées, je cherche à contrer ces représentations réductrices. Je suis très consciente des biais sexistes qui existent dans les algorithmes, souvent influencés par des stéréotypes culturels de corps féminins jeunes, minces et européens… En mettant en avant les formes rondes et les différentes phases de la femme (jeune fille, mère, vieille bique), je veux offrir une alternative positive et inclusive qui remet en question et élargit les normes de beauté imposées par la société et les technologies numériques. Actuellement, je travaille justement sur ce thème dans le cadre d’un projet de performance phygital aux côtés d’une danseuse et d’une chorégraphe. Je ne peux pas en dire plus pour le moment, mais c’est une création en collaboration avec l’Opéra National de Paris.
Dirais-tu que ton art est féministe ?
Hermine Bourdin : Tout à fait ! Cela dit, je me définis plus volontiers comme éco-féministe, dans le sens où je m’efforce de représenter des déesses, toutes liées à la Terre. Cette terre, féminine par essence, cristallisée dans les mythologies sous les traits d’entités maternelles primordiales, est mon matériau de prédilection, l’argile est la matrice dans laquelle elles prennent chair. C’est dans la ferme familiale, les manches retroussées, que j’ai commencé, toute petite, à fouiller la terre. Prenant un plaisir non dissimulé à l’exercice, j’ai développé dans ces premiers contacts un respect inaltérable pour la nature. Aujourd’hui, je m’efforce de créer des déesses qui illustrent une reconnexion physique et spirituelle avec la terre, une manière de la reconsidérer, d’exprimer de la gratitude et de nous encourager à mieux l’écouter. Au fond, ce n’est pas un hasard si j’intègre un cercle vide dans mes pièces, celui-ci symbolise la Terre et se mêle parfaitement avec ce symbole ancien de plénitude et de continuité qui évoque la force cyclique de la nature et de la vie.