Fidèle à sa personnalité libre et audacieuse, l’artiste belge s’empare d’une multitude de médias pour expérimenter diverses formes artistiques (installation, film, photographie ou édition), toutes mises au service d’œuvres inspirées de phénomènes d’apparition et de disparition au sein de nos sociétés modernes. Portrait.
La rencontre avec Stéphanie Roland est organisée à l’occasion de la dernière édition du festival Scopitone, non loin de son œuvre Missing People, Invention fortunate (2022), située à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes. Quelques minutes d’échange et d’agréables digressions suffisent à mesurer les dispositions éclectiques de celle qui a basé son atelier à Bruxelles. « Je puise mon inspiration de choses simples, d’une rencontre dans la rue, d’une visite d’exposition ou de la lecture de livres, notamment ceux de Donna Haraway, de Timothy Morton ou de Marguerite Duras. D’ailleurs si notre interview avait eu lieu dans une librairie je serais certainement ressortie avec des valises pleines de livres », confie-t-elle, tout sourire.
Malgré un intérêt flagrant pour l’édition, qu’elle expérimente fréquemment, c’est bien à travers son travail à mi-chemin entre cinéma et art numérique que l’artiste s’est fait remarquer. Passée par l’UDK (Universität der Künste) à Berlin (2009-2010), puis par le Fresnoy, studio national des arts contemporains à Tourcoing (2019-2021), Stéphanie Roland se forme aux arts plastiques et aux techniques cinématographiques. « Pendant mes années au Fresnoy, j’ai présenté Podesta Island (2021), un film documentaire hybride sur une île dont l’existence est controversée », commente-t-elle. En effet, si l’île Podesta, à en croire Google Earth, se situe bel et bien au large du Chili, son existe est malgré tout contestée par Wikipédia. En comparant les sources documentaires aux légendes locales, en mêlant images satellites et images réelles, Stéphanie Roland tisse ici une narration questionnant la post-vérité d’une manière très poétique. « Je trouvais ça beau que dans un monde entièrement cartographié et numérisé il y ait encore des zones inconnues. »
Une fascination pour les territoires insulaires
Ces espaces énigmatiques se concrétisent régulièrement – à l’image de Podesta Island – dans des contextes insulaires : « Malgré le faible intérêt que l’on porte aux îles, j’ai réalisé leur importance géopolitique et le profit tiré de ces zones économiques exclusives. Et puis, surtout, j’aime l’idée d’un territoire où l’on peut tout recommencer. Les îles sont des micro-sociétés complexes et intègrent des écosystèmes fragiles ». Dans Phantom Islands I (2019), Stéphanie Roland imagine ainsi une installation composée de vues satellites fictives mettant en scène, dans un morphing vidéo, plusieurs îles fantômes (Sandy Island, Brasil Island/Hy Brasil, Avalon ou l’île des Démons). Quant à Science-fiction Postcards (2013), on tient sans doute là l’une de ses œuvres les plus emblématiques.
Composée de dizaines de petits rectangles monochromes, cette installation low-tech joue volontiers avec nos perceptions : en y regardant de plus près, on y aperçoit en effet des cartes postales noires et opaques qui, lorsqu’elles sont touchées ou placées près d’une source de chaleur, laissent apparaître un tirage instantané, correspondant systématiquement à des vues satellite d’îles exposées à la montée des eaux, toutes vouées selon les prédictions scientifiques à disparaître dans les siècles futurs. En l’absence de toute chaleur, ces cartes postales reviennent à leur état initial. Sur leur verso, se trouvent le nom des îles, leurs coordonnées géographiques et leur siècle de disparition ; le cachet de la poste détermine quant à lui leur date d’envoi dans un futur lointain.
Explorer les phénomènes d’apparition et de disparition
De manière plus générale, le corpus d’œuvres de Stéphanie Roland peut être observé à travers la thématique de l’apparition et de la disparition. « Je me souviens avoir fait un stage photo argentique quand j’avais 13 ans. Dans la chambre noire, j’ai été émerveillée de voir des images apparaître », se remémore celle qui prépare actuellement une œuvre sur les langues disparues. Ce thème de l’apparition et de la disparition est explicitement évoqué dans Missing People, Invention fortunate (2022). Lors d’un voyage au Chili et en Argentine, l’artiste, tout juste quarante ans, découvre l’histoire de nombreuses victimes de l’oppression dictatoriale qui n’ont jamais été retrouvées par leur famille.
Indignée, et s’appuyant sur une base de données compilant les portraits de personnes portées disparues à travers le monde, Stéphanie Roland imagine un dispositif d’une rare poésie : des portraits recréés à l’aide d’une intelligence artificielle et inscrits sur une plaque de verre a priori vierge, avant que la lumière d’une lampe torche ou d’un téléphone portable ne vienne dévoiler des images symbolisant, dans cet état de latence, la mémoire de ces disparus. « Quand on m’a parlé du processus de latence de l’IA, j’ai tout de suite relié ça au deuil. J’ai eu une envie de travailler sur une image fantôme qu’on ne verrait pas au premier coup d’œil », explique Stéphanie Roland.
Au festival Scopitone, le public, fasciné par l’installation, semble plongé dans une bulle de silence, à la manière d’un recueillement au cœur d’un mémorial. « J’ai vécu un deuil familial qui m’a fortement marqué. Depuis, toutes mes œuvres recherchent cette communion avec l’invisible », ajoute-t-elle. L’exemple en est donné avec l’installation Ghostwriter Library (2022) qui met en avant dix ghostwriters, ces auteurs qui se cachent derrière un faux nom à qui Stéphanie Roland a demandé de rédiger une courte histoire sur ce métier invisible. On tient aussi pour preuve le film The Empty Sphere (2022), où l’artiste imagine la chute d’un objet spatial aux confins d’un lieu invisible. Dans ce documentaire fictionnel, une scientifique explique son affection pour cet objet et l’absence d’images témoignant de ce site mystérieux.
Actuellement, Stéphanie Roland finalise une nouvelle œuvre intitulée Drop ! Cover ! Hold on!. Un documentaire sur les failles géologiques, en l’occurrence celles de San Andreas aux États-Unis, avec un synopsis où la disparition semble invisible et inévitable : « Ils construisent leurs vies, leurs fictions, leurs rêves et leurs prophéties sur elle. Ils l’observent, la craignent, l’oublient. Ils s’endorment chaque soir sur elle. Quand les réveillera-t-elle ? ». La poésie, la réflexion, la recherche de réponses, encore et toujours.