Les reconstitutions 3D pourraient-elles jouer un rôle prépondérant dans les enquêtes sensibles ? ONG d’investigation indépendante, spécialisée dans les violences d’État, INDEX en atteste à l’aide des nouvelles technologies de l’image et de l’information. Confinée pour le moment à une niche, cette approche pourrait bien révolutionner la justice dans un futur proche.
Homicides de Nahel Merzouk ou d’Adam et Raihane, tirs de la BAC à Stains, éborgnement de Jérôme Rodrigues… Autant d’enquêtes sur lesquelles se sont penchés les membres du collectif INDEX. Soit six activistes aux profils et parcours variés, n’hésitant pas à s’entourer d’autres collaborateurs selon les cas. Journalistes, chercheurs, vidéastes, ingénieurs, architectes ou juristes : tous partagent une même sensibilité pour l’actualité et cette même envie de mettre la lumière sur des affaires de violations de droits humains.
Hier essentiellement porté sur les violences policières, le regard d’INDEX s’étend désormais vers les violences aux frontières, les violences carcérales ou encore celles ayant lieu lors de luttes environnementales. Le directeur Francesco Sebregondi et l’enquêteur Guillaume Seyller détaillent les coulisses de leur mode opératoire.
Comment est né INDEX ?
Francesco Sebregondi : INDEX est né il y a quatre ans dans l’idée d’étendre en France le travail de Forensic Architecture, un laboratoire de recherche basé à Londres et véritable pionnier, aussi bien dans le domaine de l’investigation numérique que dans l’usage de la reconstitution 3D visant à enquêter sur des violations de droits humains. J’y ai travaillé une décennie avant de fonder cette extension française autonome en 2020. INDEX est aussi membre du réseau international Investigative Commons et, en tant que média, du Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en Ligne (SPIIL).
Ce qui est fascine, c’est la manière dont vous utilisez la 3D pour mener à bien vos enquêtes et autres reconstitutions. Concrètement, que vous apporte cette technologie ?
FS : La reconstitution 3D est centrale et récurrente au sein de nos enquêtes. En tant qu’indépendants, nous l’utilisons, entre autres moyens, pour faire la lumière sur des enquêtes d’intérêt public, comme des refus dit d’obtempérer, et pour lesquelles ils nous semblent que les institutions manquent d’impartialité. Nous essayons de contribuer à une manifestation de la vérité, histoire d’employer un terme juridique. En d’autres termes, nous analysons différents médias, des vidéos et des photographies, mais aussi des phénomènes dynamiques comme la trajectoire d’une balle ou d’un véhicule, ou encore des témoignages.
Par un processus de synchronisation, nous essayons de comprendre comment ils s’enchaînent et quels rapports peuvent être établis entre eux. Par exemple, quand un incident est filmé par plusieurs vidéos. D’une part, nous les synchronisons. De l’autre, nous les injectons dans un modèle 3D pour en recréer leurs positions, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Ainsi, nous pouvons enquêter sous divers points de vue, et découvrir ce qui se cache derrière les angles morts. Cela nous permet de vérifier la cohérence, et donc la véracité des témoignages, ou encore de chercher, si nécessaire, la possibilité d’autres scénarios. Quand les images manquent, nous pouvons aussi utiliser la 3D afin de reconstituer des scènes uniquement à partir de témoignages, et ainsi vérifier plus facilement si le récit est plausible.
À titre d’exemple, comment avez-vous procédé sur l’affaire Nahel ? À partir de quels éléments avez-vous enquêté et que vous a apporté la reconstitution 3D dans ce cas précis ?
FS : L’homicide de Nahel Merzouk, le 27 juin 2023, est devenu un événement majeur à l’échelle nationale, avant tout parce que l’instant du tir policier mortel a été capturé par un témoin en vidéo, et que cette vidéo a très vite circulé sur les réseaux sociaux. Il est rare que nous soyons amenés à travailler sur une affaire dans laquelle une vidéo capturant aussi clairement l’instant critique soit disponible. Cependant, une source a eu accès au dossier d’instruction de l’affaire et nous a informés de la ligne de défense avancée par le policier auteur du tir : l’avancée du véhicule l’aurait mis en danger de par sa proximité à un muret derrière lui. Étant donné l’intérêt public que suscite cette affaire, à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Nahel, nous avons souhaité publier une enquête indépendante reconstituant précisément les circonstances de son homicide.
Pour cela, nous avons procédé à un relevé détaillé des lieux à Nanterre afin d’en produire un modèle photogrammétrique (un nuage de points). La spatialisation des informations contenues dans les diverses vidéos de témoins disponibles nous a ensuite permis de repositionner le véhicule et les policiers dans le modèle 3D, et donc d’observer la scène sous plusieurs angles. Ce passage à une analyse en volume établit notamment qu’il y avait plus d’1,20 m entre le véhicule de Nahel et le muret lors de son redémarrage – une information qui n’est pas visible sur la vidéo prise depuis le côté droit du véhicule. On compris aussi qu’en redémarrant, le véhicule a emprunté une trajectoire qui s’écarte du muret. L’avancée du véhicule ne représentait donc pas de danger pour l’intégrité physique du policier au moment du tir. Le juge d’instruction en charge de l’affaire doit encore se prononcer sur les suites à donner, mais notre enquête et reconstitution 3D a été versée au dossier judiciaire et pourra, nous l’espérons, apporter un éclairage sur ce point clé concernant la responsabilité pénale du policier auteur du tir.
Vous parlez de reconstitution de scènes à partir de différents témoignages. Est-ce là les seules données et sources d’information avec lesquelles vous travaillez ?
Guillaume Seyller : Généralement, nous nous servons comme base de travail de vidéos disponibles en ligne filmées par des personnes qui se trouvaient sur place ou des images des caméras de vidéosurveillance. Nous essayons de nous rapprocher de la source afin d’obtenir la meilleure qualité possible. Pareil pour les documents audios. Toutes ces informations, nous les injectons ensuite dans un modèle 3D qui va nous servir de canevas sur lequel nous positionnons d’autres éléments. Quand nous y avons accès, nous utilisons aussi des rapports d’expertise versés au dossier : des rapports produits par la police ou des juges. Ces derniers peuvent par exemple nous donner des indications sur l’emplacement exact de douilles de balles retrouvées sur la scène de l’incident.
« Nous essayons de contribuer à une manifestation de la vérité »
Est-ce à dire que vous vous rendez également sur les lieux afin d’en faire des scans 3D ?
GS : Tout à fait ! Pour cela, nous utilisons parfois des procédés de photogrammétrie. Cela nous permet de positionner les éléments avec plus de précision, au centimètre près, et donc d’être le plus juste possible.
Vous avez mentionné la photogrammétrie. Utilisez-vous d’autres outils numériques ?
Guillaume Seyller : Pour être crédible, nous devons être le plus transparent possible. Dans le cadre d’une enquête judiciaire, nous devons être capables d’en justifier chaque étape et de montrer comment nous arrivons à de telles conclusions. Nous dévoilons donc les techniques que nous utilisons. Rien n’est secret. Nous utilisons essentiellement le logiciel open source Blender, et la technique dite de Match Frame qui permet de replacer une image, animée ou pas, dans un environnement 3D. L’outil fSpy fait ça très bien. Il nous permet aussi, inversement, d’obtenir la focale d’une caméra. Quant à la photogrammétrie, nous utilisons cette technologie via les logiciels EasyCapture et Metashape.
« Nous analysons différents médias, des vidéos et des photographies, mais aussi des phénomènes dynamiques comme la trajectoire d’une balle ou d’un véhicule, ou encore des témoignages. »
À l’avenir, l’intelligence artificielle pourrait-elle vous aider ?
FS : Nous restons très prudents avec l’IA, qui est pour nous comme une sorte de boîte noire dont il est difficile d’expliquer le fonctionnement. Pour cette raison, nous ne pouvons pas encore l’exploiter. Elle pourrait être utile comme outil de dépixellisation, et ainsi mettre en lumière certains éléments. Mais pour le moment, elle risque d’en halluciner d’autres, et donc de produire des erreurs.
Quid de la VR ? Y avez-vous pensé ?
GS : Oui ! Nous commençons à mettre en application l’usage de la VR dans le cadre du projet de recherche EUR ArTec intitulé Reality Check. Ceci dans un double but. Le premier, comme outil d’investigation, dans le sens où elle permet de s’immerger dans une scène d’investigation et de mieux en comprendre la dynamique, par rapport à une vue maquette. Le second, comme outil de médiation et de publication. C’est en cours de développement. De plus en plus, nous percevons notre travail comme une archive des violences policières ou de l’État français du début du 21ème siècle. Il serait donc bien d’y donner accès, et pourquoi pas de cette manière.