L’art numérique : l’atout du Grand Paris ?

L'art numérique : l'atout du Grand Paris ?
©La Micro-Folie d’Asnières-sur-Seine

Depuis plus de vingt ans, la France rêve de connaître son propre effet Bilbao, c’est-à-dire de trouver ce musée qui donnerait une toute nouvelle impulsion à l’une de ses communes désabusée. Du Centre Pompidou-Metz au Louvre-Lens, en passant par le Musée des Confluences de Lyon, les tentatives se sont jusqu’alors montrées peu concluantes. Et si, le secret était en fait de miser sur le numérique ?

En 1998, le très new-yorkais musée Guggenheim s’exportait en Europe sous la houlette de l’architecte Frank Gehry, dans la ville encore sinistrée de Bilbao. Le succès est immédiat, les Basques assistant dans la foulée à un spectaculaire regain d’attractivité de leur ville. Soit la naissance de ce que les économistes nommeront par la suite « l’effet Bilbao », expression toute trouvée pour désigner l’impact d’un équipement culturel majeur sur la trajectoire d’une ville. Alors que la banlieue parisienne subit actuellement un immense chantier, inscrit dans le plan urbain du Grand Paris, l’Île-de-France peut-elle espérer miser sur le même effet suite à l’installation de nombreuses institutions culturelles ? Le désir est là, sous-jacent et porté par le numérique, dont les quartiers généraux s’installent en grand nombre au cœur de la banlieue parisienne.

Des enfants face à des mini-écrans interagissant avec un écran de cinéma.
Le Musée numérique ©Micro-Folie de Sevran

Le rôle salvateur des Micro-folies

Le Louvre, le Centre Pompidou, le Musée des Arts Modernes… Le cœur historique de la capitale regroupe en son sein quelques-uns des plus grands musées du pays, si ce n’est du monde. Pourtant, le numérique peine à s’installer au centre de Paris. Certes, l’Atelier des Lumières se cache dans le 11ème arrondissement – plus connu pour ses bars branchés que pour ses institutions culturelles -, et le Grand Palais Immersif se visite du côté de la place de la Bastille. Mais l’expérimentation, elle, prend sa source ailleurs. En 2017, un nouveau dispositif voit le jour : l’installation des Micro-folies, des dispositifs culturels innovants et immersifs soutenus par l’État et le Ministère de la Culture, déjà implantés dans plus de vingt communes d’Île-de-France. Avec comme seules contraintes de devoir composer avec un espace de 40 à 60 m² et un budget de 40 000 €, les communes françaises sont de plus en plus nombreuses à miser sur ces mini-musées numériques afin de dynamiser des territoires jusqu’alors exclus des programmations culturelles.

« Depuis l’ouverture de la Micro-Folie, sur les 350 enfants [du collège voisin] ­accueillis, pas un n’était allé au­paravant dans un musée parisien », se félicite dans les colonnes du Monde le Président de l’Établissement public du parc et de la Grande Halle de la Villette (à l’origine du projet), Didier ­Fusillier, au sujet de la Micro-Folie de Sevran. Un constat cependant tempéré par l’ancien Président du Centre Pompidou, Serge Lavigne, qui souligne : « Les habitants des quartiers n’osent pas pousser la porte des musées. (…) Toucher des populations éloignées de l’art reste un défi : c’est pourquoi il faut multiplier les angles d’attaque. » 

Au Cube Garges, des œuvres sont exposées au sein du parcours d'exposition.
©Le Cube Garges

Le numérique, un composant de l’identité de territoires vierges ?

Ouvert fin janvier 2023 en plein cœur de Garges-lès-Gonesse, le Cube Garges affiche de son côté une ambition claire : « investir le numérique d’imaginaires qui ne soient pas des imaginaires dominants », comme nous le confiait Clément Thibault, directeur des arts visuels et numériques de la structure. Alors que Paris mise sur le patrimoine, sa banlieue, elle, prend la direction de l’innovation. Ici, la jeunesse prime et les idées fusent. Au Cube Garges, les équipes (âgée d’une petite trentaine d’années en moyenne) ne chôment pas : 500 ateliers d’éducation numérique, 450 ateliers hors-les-murs dans des établissements scolaires, 40 spectacles, 300 séances de cinéma, ainsi que quatre expositions et installations… Le programme annuel donne le tournis !

SergeLavigne
« Toucher des populations éloignées de l’art reste un défi : c’est pourquoi il faut multiplier les angles d’attaque.  »

Pourtant, pour Clément Thibault, cette pluralité de propositions n’a rien d’extraordinaire puisqu’elle s’inscrit dans l’identité même de la ville, et répond à des besoins spécifiques au territoire : « En plus d’être une ville très jeune, 50% des habitants ayant moins de 30 ans, Garges, c’est tout de même une soixantaine de nationalités et une quarantaine de langues parlées. Tout l’enjeu du Cube est donc de penser l’inclusion des cultures et des identités via l’art numérique tout en évitant l’assimilation et la juxtaposition culturelles. » 

À l’heure du Grand Paris Express qui, à l’horizon 2030, doit relier le centre de la capitale à 68 nouvelles gares, penser la périphérie comme le dortoir de Paris n’est plus envisageable. « On essaye de s’éloigner d’une représentation, qui est encore pourtant bien récurrente d’un Paris définit par sa centralité, qu’on viendrait mettre en opposition avec la banlieue » explique Emeric Descroix, responsable de la communication des Magasins Généraux de Pantin à l’occasion de la sortie du Guide des Grands Parisiens, qui recense plus de 1 200 lieux de spectacles et environ 300 musées et centres d’arts sur toute l’Île-de-France. Parmi eux, un certain nombre est consacré à l’art numérique. Et s’ils sont bien évidemment destinés aux publics locaux, au fond, l’ambition est bien plus grande…

Une jeune femme devant un écran et une œuvre 3D dans un espace muséal.
Deeper Meditations ©Lucie Lesbats/Cube Garges

Faire de la banlieue une capitale

Candidate au titre de « capitale européenne de la culture » pour 2028, la ville de Saint-Denis comptait sur un projet très clair, soutenu par le maire Mathieu Hanotin : faire de la banlieue une capitale. Et pour arriver à un tel résultat (qu’elle n’a malheureusement pas atteint), pas de doute, la nécropole des rois de France a tout misé sur le numérique. À juste titre si l’on en croit le philosophe Bernard Stiegler. Décédé en 2020, celui-ci l’affirmait haut et fort : « Il est nécessaire d’inventer une nouvelle intelligence urbaine. D’utiliser les plateformes numériques pour organiser les délibérations locales, et donner la capacité aux habitants de s’approprier le destin technologique de leur ville. »

EmericDescroix
« On essaye de s’éloigner d’une représentation, qui est encore pourtant bien récurrente d’un Paris définit par sa centralité, qu’on viendrait mettre en opposition avec la banlieue »

Une parole qui semble avoir résonné dans la tête des curateurs Marie Barbuscia et Vincent Moncho, qui ont rassemblé en avril dernier une dizaine d’artistes au 6b de Saint-Denis pour une exposition intitulée Tech Care, soit une interrogation collective sur les technologies et leurs effets au sein de nos espaces sociétaux. Le but ? Sensibiliser les publics dionysiens, mais pas que. Tiers-lieu de 7 000 mètres carrés, le 6b accueille depuis treize ans 200 résidents, plasticiens, compagnies de théâtre, artisans, mais aussi créateurs du numérique. C’est un endroit pluriel, à la fois lieu de création, de fête et d’exposition, qui accueille chaque année environ 10 500 visiteurs, avec une part de 44,65% issue de Plaine Commune. L’enjeu pour un tel espace hybride réside donc dans la balance : respecter les publics locaux tout en se montrant attrayant pour les Parisiens, qui bénéficient pourtant déjà d’une offre culturelle diversifiée près de chez eux. 

Graphique en noir et blanc.
Carte blanche donnée à Capsule Collectif, Kernel, présentée lors de Tech Care, 2024, Installation 3m3. Technique : mixte.

Créer des ponts entre les publics

Aussi noble soit-elle, cette ambition n’est pas toujours simple à mettre en place quand on souffre d’un éloignement physique ou, simplement, d’une « mauvaise réputation »; comme le souligne Marie-Odile Falais, créatrice de contenus spécialisée dans l’art et collectionneuse d’art numérique : « Il y a une sorte de stigmatisation des quartiers populaires parce que, a contrario, du côté de la Fondation Louis Vuitton, les gens font le déplacement alors qu’il faut marcher 15 minutes depuis la station de métro ligne 1 ! ». Un constat également partagé par Clément Thibaut, qui évoque le désir de créer des ponts entre les publics : « D’un côté, il faut penser au public gargeois, hyper présent, à qui on ne peut proposer qu’un événement. L’idée, c’est d’éviter qu’il pense avoir tout vu après avoir visité une expo. De l’autre, il faut penser aux spectateurs venus de l’extérieur, y compris de Paris. La capitale n’a beau être qu’à 30 minutes de Garges-lès-Gonesse, c’est suffisant pour créer une frontière spirituelle. »

Marie-OdileFalais
« Il y a une sorte de stigmatisation des quartiers populaires parce que, a contrario, du côté de la Fondation Louis Vuitton, les gens font le déplacement alors qu’il faut marcher 15 minutes depuis la station de métro ligne 1 ! »

La solution ne serait-elle donc pas de proposer une offre quasi-inexistante sur la capitale ? Quand Le Figaro titrait avec class(ism)e, « Micro-folie: au musée sans quitter sa cité », la rédaction de Fisheye Immersive préfère envisager l’installation de structures dédiées à l’art numérique comme des Guggenheim en devenir, des institutions vouées à faire briller les villes trop longtemps délaissées. « Face aux déchirures du présent, il nous faut imaginer un meilleur avenir », déclarait avec poésie Nils Aziosmanoff, Président du Cube qui peut se féliciter d’avoir fait de Garges-lès-Gonesse la première destination numérique en France, avec plus de 55 000 visiteurs l’année de son ouverture. Tout un symbole !

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