Markos Kay : « La recherche scientifique est un élément essentiel de mon processus créatif »

Markos Kay : "La recherche scientifique est un élément essentiel de mon processus créatif"

Après avoir exposé différentes œuvres au Grand Palais Immersif, Markos Kay est cette fois l’invité d’honneur du Maintenant Festival, dont il signe l’identité visuelle de l’édition 2024. Une discussion s’imposait donc avec ce passionné d’art génératif.

Depuis la fin des années 2000, Markos Kay a exposé sous diverses formes l’imagerie biologique, assumé l’impact des peintures expressionnistes abstraites sur son travail, ou encore revendiqué les possibilités créatives désormais permises par la démocratisation de l’IA générative. Il y a quelques semaines, on était subjugué par la vision de ses vidéos présentées au Grand Palais Immersif dans le cadre d’Artificial Dreams. Aujourd’hui, il signe l’identité visuelle de l’édition 2024 du Maintenant Festival, établie à Rennes du 8 au 13 octobre prochains. Comment a-t-il bénéficié de cette collaboration pour prolonger son exploration des systèmes biologiques ? Est-ce que les recherches scientifiques et sa maladie neuro-immune chronique continuent de nourrir les concepts de ses œuvres ? Et pourquoi ses projets sont-ils tout simplement meilleurs que ceux des autres ? Depuis Londres, où il réside, Markos Kay répond.

Tu dis avoir passé la majeure partie de ton enfance à dessiner, à fabriquer et à lire des encyclopédies scientifiques ou artistiques. J’imagine que le regard des autres adolescents n’a pas dû toujours être très tendre…

Markos Kay : C’est clair que j’étais très introverti, avec très peu d’amis… Il faut dire aussi que j’étais souvent plus intéressé par mes activités créatives et intellectuelles que par les activités typiques d’un adolescent. Sans doute est-ce pour ça que les autres ados me trouvaient un peu étrange… Cela dit, j’étais connu à l’école pour être le gars arty, constamment plongé dans son art, du genre à passer le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre à dessiner, à faire des sculptures, à écrire et à expérimenter différents supports. Ma veine, ça a été de voir que la plupart des gens appréciaient mon travail, même s’ils ne le comprenaient pas nécessairement. Et puis, il faut le dire, j’ai également eu la chance de trouver quelques âmes sœurs qui partageaient ma passion pour la créativité et la connaissance, ce qui m’a aidé à traverser ces années où l’on se cherche, où l’on se forge une identité.

On a encore trop souvent à penser la science comme une antithèse de l’art, et inversement. A-t-il toujours été évident pour toi de créer un lien entre ces deux disciplines ?

MK : Cela m’a toujours semblé naturel, en effet, dans le sens où elles impliquent une profonde curiosité pour le monde, une envie de l’explorer et de le comprendre. Quand la science fournit les bases de la connaissance et de la découverte, l’art, lui, est capable de déconstruire et de remettre en question les connaissances par des moyens émotionnels. Cette symbiose me permet de créer des œuvres qui sont à la fois scientifiquement informées et artistiquement expressives, tout en démontrant que les deux domaines ne s’excluent pas l’un l’autre. Je dirais même qu’ils sont plutôt complémentaires.

aBiogenesis ©Markos Kay

Je sais que tu as commencé à t’intéresser aux outils numériques en 2003. Ce que j’aimerais savoir, c’est à quel moment tu as découvert l’intelligence artificielle ?

MK : En fait, j’ai commencé à m’intéresser aux outils numériques lorsque j’ai eu mon premier ordinateur au début des années 1990. 2003, disons que c’est l’année où j’ai officiellement décidé de laisser les outils traditionnels derrière moi et de concentrer toute mon énergie sur les médias numériques. Pendant mes études, j’ai exploré le sujet de l’intelligence artificielle et, plus tard, dans mon master, le concept de vie artificielle. Mon premier contact avec l’IA a donc eu lieu lorsque Google a lancé Deep Dream au début des années 2010. Si je ne dis pas de bêtise, c’était alors la première fois que ce type d’outils était mis à la disposition d’un large public. Cela m’a particulièrement inspiré. D’ailleurs, je reste aujourd’hui encore fasciné par la manière dont les réseaux neuronaux créent des connexions et des modèles dans des superpositions de possibilités, également connues sous le nom d’« espace latent ». Voyant là un potentiel artistique, j’ai suivi de près les progrès de la technologie jusqu’à ce qu’elle atteigne le point où j’ai senti qu’elle pouvait être intégrée au sein de ma pratique.

Quantum Fluctuations ©Markos Kay

Je suis récemment tombé sur un texte qui parlait d’imagination artificielle plutôt que d’intelligence artificielle. J’ai l’impression que ce terme fait moins peur, qu’il laisse moins supposer que l’homme est sur le point d’être remplacé par les machines. Qu’en penses-tu ?

MK : Je pense en effet que « imagination artificielle » est probablement un meilleur terme, certainement moins effrayant, ne serait-ce que par le mot  « intelligence » implique la sensibilité, et il faut bien reconnaître qu’il est souvent difficile de ne pas confondre les deux… En outre, l’intelligence est un domaine dans lequel nous, les humains, sommes fiers d’exceller, de sorte qu’une autre forme d’intelligence susceptible de nous surpasser semble menaçante. On ne le dit pas assez, mais la façon dont nous qualifions une chose influe considérablement sur la manière dont nous la percevons ; les termes ambigus sont plus à même que les autres de créer de la confusion et de la division. Si, au lieu du terme marketing « IA », nous avions utilisé quelque chose de moins alarmant comme « médias synthétiques », « apprentissage automatique » ou des noms littéraux comme « réseaux neuronaux » et « modèles de diffusion », la réaction aurait pu être très différente.

MarkosKay
« L’IA fournit essentiellement la matière première, que je combine, adapte, réarrange et affine ensuite à l’aide d’outils numériques traditionnels.  »

À ton avis, comment peut-on penser l’intelligence artificielle en s’éloignant au maximum des discours technosolutionnistes et technocritiques ?

MK : L’IA n’est que l’évolution naturelle de la technologie informatique et des réseaux dont nous disposons depuis des décennies. Envisager les choses sous cet angle peut contribuer à atténuer les craintes. D’après moi, il serait plus bénéfique de se concentrer sur les nouvelles possibilités offertes par l’IA tout en veillant à ce que les questions d’éthique et de protection de la vie privée soient abordées dès le départ.

aBiogenesis ©Markos Kay

On dit souvent que les IA n’ont pas d’émotions. Dans ton travail, quelle place accordes-tu au sensible, à l’émotion ?

MK : Je trouve que les outils d’IA dont nous disposons à l’heure actuelle ne sont pas encore capables de produire des images percutantes dès le départ. C’est pourquoi je passe beaucoup de temps à travailler manuellement sur les compositions et les animations. Le processus que j’ai développé avec les outils d’IA générative me permet d’ailleurs de garder un contrôle important sur le résultat final, ce qui me donne la possibilité de créer un ton et une émotion spécifiques. Pour le dire autrement, disons que l’IA fournit essentiellement la matière première, que je combine, adapte, réarrange et affine ensuite à l’aide d’outils numériques traditionnels. Même si je suis convaincu que ces tâches deviendront plus rapides et plus rationnelles à mesure que les outils d’IA progresseront, la direction et l’ingéniosité humaines seront toujours cruciales au moment d’obtenir la résonance émotionnelle souhaitée. Il n’y a qu’ainsi qu’il est possible de proposer des résultats et des œuvres uniques.

Aujourd’hui, ressens-tu encore le besoin de t’appuyer sur des recherches scientifiques pour concevoir de nouvelles œuvres ? Comment, par exemple, parviens-tu à trouver l’équilibre entre l’émotion et la rigueur scientifique ?

MK : La recherche scientifique reste bien évidemment un élément essentiel de mon processus créatif. La science évolue sans cesse, des découvertes fascinantes sont faites en permanence, et il est important de se tenir au courant de ces changements pour éviter de communiquer des informations erronées. Je tiens également à préciser que c’est aussi une source d’inspiration inépuisable.

Quant à la deuxième partie de ta question, sur la manière dont je concile émotion et rigueur scientifique, disons que j’utilise les mêmes outils et le même langage visuel que les scientifiques, mais que je les transforme en outils artistiques expressifs. Dans mon œuvre Quantum Fluctuations (2016), par exemple, j’ai cherché à transmettre artistiquement l’histoire des interactions entre les particules dans le Grand collisionneur de hadrons du CERN. Pour cela, je me suis inspiré des peintures expressionnistes abstraites afin de représenter les fluctuations ondulatoires qui sous-tendent toute la réalité sous forme de coups de pinceau se déplaçant rapidement. Pour créer ces motifs, j’ai ensuite utilisé des simulations de particules en 3D basées sur les mêmes principes que les outils d’observation du CERN et je les ai guidées vers cette forme d’art expressif. Les peintures abstraites en mouvement qui en résultent combinent ainsi les langages distincts de l’art et de la science afin de transmettre de manière évocatrice la complexité et la beauté du monde éphémère des particules.

Quantum Fluctuations ©Markos Kay
Quantum Fluctuations ©Markos Kay

Lors de la récente exposition Artificial Dreams, tu as présenté deux vidéos fascinantes : Quantum Fluctuations et aBiogenesis, deux œuvres qui révèlent ton goût pour les mondes de la biologie et de la physique. Celles-ci sont-elles pour toi une manière de redéfinir l’origine de la vie ? Et peut-être, d’une certaine manière, de remettre en question ta propre maladie ?  

MK : D’un point de vue personnel, mon travail reflète le cheminement de toute une vie qui a consisté à essayer de comprendre comment les choses fonctionnent à un niveau fondamental, une curiosité qui a commencé dès l’enfance. Cette exploration va au-delà de la biologie et de la physique pour englober des questions existentielles sur l’esprit et les interactions humaines. Sachant cela, il est évident que ma maladie chronique et mes expériences traumatisantes passées m’ont forcé à affronter la réalité de la condition humaine et de la souffrance. Ces défis profonds ont approfondi mes recherches et m’ont fourni une matière inépuisable pour mon art. Suffisamment en tout cas pour inspirer et soutenir un travail créatif pendant plusieurs vies.

Récemment, tu as dévoilé une œuvre spécialement créée pour le Maintenant Festival. Quelle en est l’idée ?

MK : L’objectif était de prolonger mon exploration des systèmes biologiques émergents et de la beauté des formes naturelles. Dans ma précédente œuvre, aBiogenesis (2022), j’ai examiné les deux plus grands sauts de l’évolution : le passage de la matière inorganique aux cellules vivantes, et des cellules simples aux organismes multicellulaires. Il s’agit dans les deux cas de mécanismes naturels mystérieux que nous n’avons pas encore entièrement expliqués.

Dans ce nouveau volet, je me penche sur un « troisième saut », que l’on peut rapprocher de l’étude scientifique de la morphogenèse. Ce saut concerne la manière dont la matière organique et les cellules s’organisent en réseaux fonctionnels, formant souvent de beaux motifs mathématiques plutôt que des amas aléatoires. J’ai exploré cette idée pour la première fois dans aDiatomea (2008), qui se concentrait sur les squelettes des diatomées – de minuscules organismes ressemblant à des bijoux élaborés. Comme toujours, mon objectif est d’inviter les spectateurs à contempler les processus complexes et invisibles qui façonnent notre réalité.

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