Avec Le Test Sutherland, l’artiste Adelin Schweitzer propose une configuration immersive d’un genre particulier, qui remet en question les principes fonctionnels trop attendus des fictions virtualisées actuelles en repensant notamment le set-up technique du casque VR/AR lui-même. Une expérience qui en appelle d’autres, toutes tournées vers une approche DIY des dispositifs propres à la réalité virtuelle.
Avec l’expérience « faussement » VR du Test Sutherland, rien ne se passe comme dans les dispositifs immersifs habituels. Une fois accueillis dans la pièce aux allures de vieille salle de classe de l’ancien couvent Belle de Mai à Marseille, les huit participants sont en effet invités par l’équipe d’Adelin Schweitzer et Fred Sechet à une séance de micro-ateliers de sensibilisation aux surprenantes modélisations cognitives. Toucher, équilibre, sens olfactif, mais aussi capacité à évoluer dans un espace déviant – le dessin à surligner via un miroir – sont tour à tour sondés chez chacun par l’équipe technique, à travers de petits exercices ludiques annonçant déjà le caractère spécial de la configuration en cours.
Présentée dans le cadre d’Altered States, la programmation associée des laboratoires deletere, concoctée spécialement pour l’ouverture de la Biennale Chroniques, Le Test Sutherland est en effet une création immersive d’un genre inédit, animée par des principes DIY qui installe l’œuvre à mille lieux des fictions virtualisées actuelles. Pour ce faire, un prototype de casque, le BUD (Black Up Display), a été développé pour « bouleverser l’industrie de l’immersion et inverser le rapport de force qui s’est installé dans le domaine des casques XR », explique Adelin Schweitzer. VESM, une start-up aussi suspecte que disruptive, spécialisée dans les technologies dites de transcendance, a même vu le jour pour porter ce projet dont on devine autant la nature provocatrice que prospective. Car, le Test est tout comme le casque, encore à l’état d’ébauche. Un questionnaire, rempli par les participants avant l’expérience, vise d’ailleurs à réunir des datas, lesquelles « seront exploitées par le département marketing du VESM afin de peaufiner les services offerts par le BUD ». Tout un programme.
Le Test Sutherland : une expérience narrative
Sur le plan de l’expérience narrative, Le Test Sutherland s’inspire d’une uchronie qu’Adelin Schweitzer a développé en tant qu’auteur à partir du vécu de l’ingénieur Ivan Sutherland. Prix Turing en 1988 pour l’invention du Sketchpad, ancêtre des logiciels de CAO, Sutherland est surtout le créateur du premier HMD (Head-Monted Display, le père des casques de réalité augmentée) fonctionnel, élaboré en 1968 dans son laboratoire de recherche de Harvard. « Dans cette fiction, je pars du principe qu’Ivan Sutherland s’est brûlé les yeux avec son invention et n’a pas eu la carrière qu’on lui connaît, détaille Adelin Schweitzer. Son ressentiment pour le monde technologique n’a dès lors cessé de croître au fur et à mesure de son développement. Il s’est isolé et a commencé à prophétiser une vision du monde débarrassée du sens de la vue, seule solution à son sens pour contrecarrer l’hégémonie des GAFAM et rendre à l’homme sa liberté. “Désormais le mal pénètre par les yeux”, a- t-il l’habitude de dire. »
Concrètement, chaque participant se voit affublé d’un BUD, un casque de « réalité virtuelle » qui rend de facto aveugle par son étrange système de fermeture mécanique. En groupe, et mené tant bien que mal par le seul participant voyant (qui change bien sûr de façon aléatoire), la troupe aux allures de grappe humaine est invitée à sortir des lieux pour arpenter un espace intérieur, puis extérieur, aussi indécis que difficilement praticable, rompant avec les habituels garde-fous précautionneux du monde VR – en l’occurrence, ces zones quadrillées de no-access qui se manifestent visuellement quand on les approche. Dans ce contexte, chaque participant se laisse donc progressivement happé par une sorte de dérive intérieure, où ce que l’on voit subrepticement laisse progressivement la place à ce que l’on ressent, et collective, où l’on doit se fier à l’autre pour continuer à avancer.
Révéler le monde qui nous entoure
Inutile d’être clairvoyant pour comprendre l’importance du principe d’expérimentation en aveugle du dispositif et de son principe immersif inédit. Le casque audio fourni à chacun permet de garder le lien avec le conteur, sorte de guide de troupeau qui accompagne le groupe dans son cheminement. Ses formules sibyllines (« la vision est un leurre », « seule l’obscurité peut vous apporter la lumière ») entretiennent la touche dramaturgique sectaire volontairement choisie. Ce qui nous est confirmé, quand on apprend finalement que la startup VESM est bien une secte, répondant au nom de Voluntary Extinction of Sight Mouvement.
« La meilleure partie d’une expérience immersive traditionnelle est de mon point de vue quand celle-ci s’arrête. »
Pour l’artiste numérique Adelin Schweitzer, cette façon un brin truculente d’affirmer que la virtualité (ou l’augmentation) de la vision nous ment est autant essentielle que fidèle à une grande partie de son travail passé – en particulier dans ses dispositifs A-Reality ou Alphaloop. Pour lui, le seul intérêt de la VR est de révéler le monde réel qui nous entoure, ce que fait d’ailleurs Le Test Sutherland en nous ouvrant, par intervalles, la vue sur l’existant. « La meilleure partie d’une expérience immersive traditionnelle est de mon point de vue quand celle-ci s’arrête, résume -t-il. C’est justement là qu’elle te permet de revenir au monde avec un regard renouvelé et bien souvent avec toutes tes capacités kinesthésiques ».
Avec Le Test Sutherland, Adelin Schweitzer poursuit donc sa démarche, en relevant un contexte de prise de conscience de plus en plus nécessaire et urgent du fait de l’avènement d’une industrie de l’immersion plutôt effrayante. « Avec l’IA, on est en droit d’en attendre le pire en termes d’intoxication digitale, plaide-t-il. Car “l’augmentation” vantée par les GAFAM n’existe pas. C’est quelque chose d’idéologique qui se raccroche à l’histoire de la Silicon Valley. Aujourd’hui, la question n’est plus le progrès technologique au service de la société, mais au mieux la démarche mercantile visant à créer de nouveaux marchés pour croître à l’infini avec ceux qui en ont les moyens. »
Le casque BUD, au cœur de l’expérience du Test Sutherland
Au-delà du combat politique, il faut noter l’importance du constat technique : la nécessité de se doter d’outils hardware indépendants, ou détournés des modèles érigés par le marché de la VR. Sur le plan matériel, le casque BUD, qui se veut surtout une prothèse polysensorielle d’occultation optique (d’où son acronyme signifiant « affichage noir »), est donc au cœur de l’expérience. Il se présente sous la forme d’un casque caractérisé par un système de fermeture progressive et télécommandée à distance de grilles rotatives mécaniques obstruant la vue de ses deux cercles oculaires – des sortes de grosses lunettes amovibles, telles qu’on pouvait en trouver chez les ophtalmologues d’autrefois.
Conçu à partir de casque Gear VR de base, le BUD rappelle le goût très DIY pour la décomposition/recomposition de masques d’un Adelin Schweiitzer, dont on se souvient qu’il démontait les casques Oculus dès les premières versions éditées, et que son projet A-Reality s’appuyait déjà sur le détournement de casques P03. Une manière pour lui de continuer à peaufiner sa propre réalité virtuelle à partir d’un principe de hacking. « Les casques Gear VR sont super en termes d’ergonomie et tu en trouves sur Le Bon Coin pour 5€ », reconnaît-il, en soulignant le principe de démarche écoresponsable que cela sous-tend, même s’il avoue que « l’envie de fabriquer un headset XR qui implique de ne pas se plier du tout au modèle économique d’un industriel lui fait toujours de l’œil ».
« L’injonction de l’industrie et des pouvoirs publics à transformer les artistes s’exprimant avec les technologies numériques en simples créateurs de contenus pour des plateforme et des outils technologique me semble au mieux contre-productive, au pire complètement absurde. »
User des technologies pour mieux les critiquer, reste donc avec Le Test Sutherland au centre de sa logique, désireuse de redonner toute sa latitude créatrice à l’artiste. « L’injonction de l’industrie et des pouvoirs publics à transformer les artistes s’exprimant avec les technologies numériques en simples créateurs de contenus pour des plateforme et des outils technologique me semble au mieux contre-productive, au pire complètement absurde, avance-t-il. Si l’on s’attache à une vision de l’art et des politiques culturelles qui défendent les avant-gardes, contraindre les créateurs à l’usage de telle ou telle technologie (VR, IA) ne peut déboucher que sur un appauvrissement de ce qui fait la richesse de notre milieu, à savoir sa capacité à détourner les usages mainstream et à ouvrir de nouveaux espaces de liberté et de création. »
Redéfinition des outils de VR/AR
Si le casque BUD relève de l’approche spécifique d’Adelin Schweitzer, la conception de nouveaux dispositifs de monstration VR/AR remettant en question l’usage classique voulu par les grands fabricants de casques de réalité virtuelle/augmentée est partagée par d’autres acteurs de la création technologique, scénographique et artistique. Du côté du TNG (Théâtre Nouvelle Génération) de Lyon, Nicolas Rosette évoque ainsi un certain nombre de projets, créés ou en cours de réalisation, dans le cadre du programme ministériel Chimères, dont il est le coordinateur. À l’entendre, l’objectif est « d’initier des rencontres et des projets entre des artistes et créateurs de tous les champs disciplinaires allant du théâtre au coding, en passant par la danse, les arts visuels, le jeu vidéo, la musique, le design ou l’architecture. »
Sur sa lancée, Nicolas Rosette poursuit : « Avec le programme, nous avons initié une série de résidences de croisements, appelées “semaines créatives” et inspirées des méthodes des game jams. Cela a permis d’accompagner une douzaine de projet en écriture et/ou en R&D, et/ou jusqu’en préproduction. La somme de ces résidences, accompagnements et procédés (juridiques, techniques, méthodologiques) a fait émerger des savoir-faire du côté des artistes et des méthodes d’accompagnement de projets hybrides qui, au-delà de leur effervescence artistique, nous ont permis de faire des retours “de terrain” auprès du ministère de la Culture, afin de contribuer à sa réflexion sur des politiques culturelles pour la “création artistique en environnement numérique” ».
« On ne naît pas hackeur, on le devient, pour rendre l’outil fonctionnel aux enjeux artistiques que l’on explore. »
Dans le cadre de ce programme-pilote, dont un carnet de restitution des six années d’activation est consultable en ligne, la redéfinition des outils de VR/AR n’est pas forcément une volonté aussi politique que celle qui peut apparaître chez des artistes comme Adelin Schweitzer. Nicolas Rosette : « La réalité est surtout que lorsque l’on commence à explorer ce genre d’outils pour répondre à un projet artistique, on se retrouve confronté de manière assez forte à la limite d’un outil qui a été configuré pour un usage bien précis, bien formaté, bien verrouillé technologiquement et quant à son ergonomie. »
De facto, les détournements ou hackings, parfois très ardus dans lesquels s’engagent les équipes créatives, ne sont pas forcément une envie préalable, mais plutôt la résultante du besoin de s’extraire de l’usage industriel formaté des outils afin de les adapter aux besoins d’un projet artistique. « On ne naît pas hackeur, précise Nicolas Rosette, on le devient, pour rendre l’outil fonctionnel aux enjeux artistiques que l’on explore ».
Sortir de l’imaginaire cybernétique
Face à cette situation de recherche de fonctionnalité, à laquelle nous sommes tous confrontés dans notre quotidien (quand nous nous heurtons aux limites de l’interface d’un téléphone, d’un logiciel, d’une console de jeux), les artistes soutenus par le programme Chimères ont donc développé un savoir-faire pratique afin d’adapter les casques VR/AR à la réalité de leurs projets. Parmi les projets déjà réalisés, citons notamment No Reality Now de Vincent Dupont et Charles Ayats, ainsi que La germination de Joris Mathieu, par ailleurs directeur du TNG de Lyon.
« Pour No Reality Now, poursuit Nicolas Rosette, les artistes ont procédé à la mise en réseau de 100 casques en simultané, ce qui est déjà un détournement d’usage. Puis, il y a eu la création de “jumelles VR”, en ajoutant une longue poignée permettant de tenir le casque VR comme des jumelles de théâtre. Cela offre en plus une gestuelle d’entrée/sortie assez naturelle pour alterner la vision de la scène physique et celle qui se déroule en 3D dans le casque. Pour La Germination de Joris Mathieu et Nicolas Boudier, le défi technique est aussi passé par un détournement d’usage de 80 casque AR (MagicLeap1), mis en réseau en simultané avec un développement informatique spécifique, mais aussi par des protocoles d’utilisation pour les publics. »
D’autres projets sont en cours de développement comme Le Cinquième Mur de Maud Clavier, Isabelle Jonniaux et Emmanuelle Raynaut, où les casques sont recouverts d’autres matériaux pour composer des masques volumineux que les publics vont porter, sans savoir forcément au début si ce sont des masques fantaisistes ou des casques-masques de VR. Cryptoportique de David Girondin Moab recoupe lui aussi ces recherches de casques-masques, avec l’enjeu d’en équiper certains publics du spectacle, mais aussi de rajouter des objets physiques (bâtons, sphères, etc.) augmentés de capteurs afin renforcer les corrélations haptiques entre les univers 3D vus dans la VR et les gestes induits par l’interaction design, rapportés dans le monde physique comme des gestes chorégraphiques.
« Sortir de l’esthétique du casque VR est un enjeu dramaturgique fort lorsque l’on souhaite travailler sur d’autres registres d’imaginaires que ceux portés par les cultures cybernétiques ou de la Silicon Valley. »
À en croire Nicolas Rosette, ces projets sont nés d’expérimentations assez poussées : « Ces recherches questionnent la limite de ces devices lorsqu’on essaye de les augmenter avec des plumes, du plâtre, des armatures, du silicone, etc. tout en gardant l’ensemble des fonctionnalités technologiques, et en essayant surtout de trouver une ergonomie pour les porteurs de ces masques – que ce soit les interprètes, les performeurs, ou les publics. Sortir de l’esthétique du casque VR est un enjeu dramaturgique fort lorsque l’on souhaite travailler sur d’autres registres d’imaginaires que ceux portés par les cultures cybernétiques ou de la Silicon Valley. Mais c’est un chemin ardu. »
Qu’il s’agisse du Test Sutherland d’Adelin Schweitzer ou de ces projets théâtraux portés par le programme Chimères, il est intéressant de noter que la question de la vue et de la vision (et même de la double-vision) se révèle être aujourd’hui un enjeu de narration et de dramaturgie majeur. Un enjeu également technique et technologique, donc, qui implique un nouveau regard sur les pratiques des réalités AR/VR/XR, à travers les outils hardware indispensables à l’expérimentation de leurs nouvelles réalités.