Après que des œuvres générées par IA aient remporté des concours, battu des records en salle de ventes ou aient été exposées dans les plus grands musées du monde, la question de la machine-artiste ne cesse d’enflammer les débats. Si bien qu’une question semble agiter l’époque : la machine peut-elle être artiste ?
S’il ne fait aucun doute que la technologie puisse produire des images d’une grande intensité, peut-elle également produire des œuvres d’art ? Alors que, depuis les années 1960, de nombreux artistes ont utilisé la machine comme outils, cette dernière n’était pas capable, jusqu’à récemment, de créer sans véritable intervention humaine. Le peintre et sculpteur Nicolas Schöffer (1912–1992), pionnier de l’art cinétique, célébrait d’ailleurs cette nouvelle étape de l’histoire de l’art avec une phrase devenue célèbre. « Désormais, l’artiste ne crée plus une œuvre, il crée la création ».
Aujourd’hui, l’avènement de l’IA soulève toutefois de nouvelles interrogations : l’artiste doit-il même être impliqué dans la création ? Ou la machine seule peut-elle être qualifiée d’artiste ?
L’IA, un partenerait de création
Si l’on cite allègrement le collectif Obvious et la vente mirobolante de son Portrait d’Edmond Bellamy, créé à partir d’une IA, c’est bien parce que l’intelligence artificielle semble avoir dépassé le simple stade d’outil pour concurrencer les artistes sur leur propre terrain. La preuve avec l’artiste allemand Boris Eldagsen qui a gagné le prix de la catégorie « Open » du Sony World Photography Awards en avril dernier. L’image, réalisée à partir d’une IA, a suscité de vives réactions, certains criant au génie, d’autres à la triche. L’artiste, lui, s’est simplement contenté de refuser son prix, précisant sur son blog que « les images faites par IA et les photos ne devraient pas concourir ensemble dans une compétition comme celle-là. Ce sont des entités différentes. »
Problème : si elles sont si différentes, pourquoi les jurés de ce concours, pourtant grands spécialistes de la photographie, n’ont pas su faire la différence entre un cliché jugé « véridique » et un autre, monté de toute pièce ? « J’ai participé au concours de manière insolente, afin de voir si les organisateurs étaient prêts à ce que des images faites par IA concourent. Ils ne l’étaient pas », souligne Boris Eldagsen. Avant d’ajouter : « Pour moi, travailler avec des images créées par IA est de la co-création, dont je reste le réalisateur. ». On en revient donc à cette fameuse déclaration de Nicolas Schöffer, avec une subtilité supplémentaire : l’IA et l’artiste travaillent visiblement main dans la main, presque égaux.
Le débat est ouvert
Si de nombreux amateurs de photographies ont été scandalisés par cette supercherie, il n’empêche que cette victoire a le mérite d’ouvrir les discussions sur la légitimité de la création via l’IA dans les domaines plus traditionnels. « Nous, le monde de la photo, devons avoir une discussion. Nous devons avoir une discussion sur ce que nous considérons être de la photo ou non. La définition de la photographie est-elle assez large pour accepter les images faites par IA, ou cela serait-il une erreur ? Avec le refus de mon prix, j’espère ouvrir le débat », conclut le lauréat du Sony World Photography.
Deux camps semblent dès lors se dessiner à l’heure actuelle : les conservateurs, et les progressistes. Une binarité de positionnement qui met visiblement mal à l’aise la législation, notamment en matière de droit d’auteur. Nous vous en parlions récemment, mais, aux États-Unis, la loi a statué pour ne pas protéger les oeuvres générées par IA d’un droit d’auteur, et considère ainsi qu’en l’absence de toute implication humaine dans une création (écrits, films, musiques ou images), la loi sur le copyright ne peut s’appliquer.
La question de l’intention
Si la loi place le curseur au niveau de l’implication humaine (ne précisant pas si elle doit être physique), la philosophie, elle, met plutôt le doigt sur l’intention. Alors que pour Platon, l’art doit nécessairement imiter la nature, Hegel, lui, souligne le fait que l’art ne peut rivaliser avec la nature, précisant dans son Esthétique que la reproduction ou l’imitation s’apparente à « travail superflu ». L’art doit proposer autre chose et offrir un supplément d’âme à ce simple travail d’imitation, aussi réussit soit-il. Balzac résume parfaitement ce point dans Le Chef-d’œuvre inconnu en précisant que « la mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ».
C’est d’ailleurs ce débat qui a animé les grands penseurs lors de l’arrivée de la photographie, le moyen le plus fidèle de reproduire la nature. Pour que la photographie soit aujourd’hui incontestablement considérée comme un art, c’est bien qu’elle offre autre chose et que ce médium permet d’ouvrir les champs d’exploration créatif. Autrement dit, le beau ne doit plus être découvert dans la nature, qui, à en croire de nombreux philosophes, cristallise la beauté idéale, mais doit être inventé, être un produit de l’esprit.
L’Intelligence Artificielle, aussi intelligente soit-elle, n’est pas encore capable de cette intention purement humaine, de cette âme et de cet esprit. Si ses capacités techniques surpassent très largement celles de beaucoup d’être humains, elle n’est pas douée de sentiments, indispensable à la création d’une œuvre d’art. Philippe Esling, chercheur à l’IRCAM et professeur à la Sorbonne, reprend cette analogie de la photographie et précise que l’IA ne peut remplacer l’artiste. « Il n’y a pas de remplacement, en réalité, ce n’est qu’un outil au service des créateurs, des artistes. Au même titre que la photo en est un, qui n’a, par ailleurs, jamais remplacé la peinture. Il en va de même pour Photoshop qui n’est pas synonyme de la mort de la photo, c’est seulement son évolution technique qui permet de briser des codes. »
Un article du Monde de 2015 titrait d’ailleurs « Intelligence artificielle : quand la machine imite l’artiste », illustrant à la perfection tout le déroulement de notre propos en s’intéressant au deep learning, qui se nourrit de ce qu’ont fait les autres, de data déjà existantes. Selon ce raisonnement, on aurait tendance à conclure ainsi : non, la machine ne peut être artiste. En revanche, elle peut contribuer à la production d’une œuvre, tant que l’intention est, elle, humaine. Sachant cela, les pièces générées grâce à l’IA, à partir du moment où un esprit humain a pensé à l’utiliser, peu importe à quel degré, sont des œuvres d’art. Finiront-elles par faire consensus, comme la peinture, la photographie ou le cinéma ? Pour cela, il faudra encore attendre un peu. Et voir ce que les futures machines nous réservent…