Réseaux sociaux : une toile vierge pour les artistes numériques ?

Réseaux sociaux : une toile vierge pour les artistes numériques ?
L'influenceuse virtuelle Lil Miquela ©Johanna Jaskowska

Là où des créateurs aux médiums plus traditionnels utilisent Instagram ou TikTok pour promouvoir leur art à la manière d’une galerie virtuelle dans l’idée, peut-être, d’attirer l’attention de galeries physiques, la jeune génération digitale, elle, s’en sert comme espace final de présentation et de vie de leurs travaux. Romain Gauthier, Johanna Jaskowska, Inès Alpha, Sam Madhu… Nombreux sont les artistes qui font vivre leurs œuvres XR sur Ies réseaux, et les détournent ainsi à des fins purement créatives.

Le monde virtuel pourrait-il se substituer aux ateliers, galeries et autres musées ? Visiblement, pour les développeurs du réseau social Snapchat, les réseaux sociaux ont tout du terrain d’expérimentation parfait pour les artistes. En septembre 2015 , le canal américain a notamment introduit les « Lenses »,  permettant aux utilisateurs d’ajouter des masques de réalité augmentée à leurs photos et vidéos et offrant aux créateurs la possibilité de partager sans limites leurs travaux XR. Très vite, Instagram suit le mouvement et introduit également la création et diffusion de filtre dans son programme, encourageant les artistes à s’emparer du réseau pour en faire un véritable lieu de création. Et si l’image et la promotion d’une vie parfaite priment sur les réseaux, les artistes numériques, eux, pourraient bien renverser la tendance. Bienvenue dans la nouvelle ère des réseaux sociaux, où le corps virtuel envoie balader tous les carcans physiques

œuvre de Romain Gauthier
©Romain Gauthier

Diffuser le corps de demain

Drag Race France, saison 2, épisode 6. Pour la catégorie « Futurist Chic », la candidate Punani arbore un tailleur Thierry Mugler et une paire de boucles d’oreille étrange, un QR code qu’elle nous invite à scanner à travers nos écrans. Le code nous renvoie vers un filtre, une coiffe d’alien en mouvement, signé Romain Gauthier, un artiste digital qui utilise les réseaux sociaux comme toile vierge et les algorithmes comme tubes de gouache « Je suis issu d’une génération qui a connu la démocratisation massive d’Internet, l’arrivée des réseaux sociaux, des Smartphones et l’explosion totale du jeu vidéo, nous confiait-il en interview. Sachant que je me suis construit au sein de cet environnement digital, il était finalement logique que je choisisse d’y rester au moment de développer un propos artistique. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas touché par la peinture, l’illustration ou la sculpture ; c’est juste que je m’exprime depuis toujours grâce à un clavier, une souris, un ordinateur, et le monde virtuel que cela suppose. »

Diplômé du cursus Graphic Motion Designer des GOBELINS en 2015, Romain Gauthier est l’un des grands noms de la mode numérique et imagine des vêtements et des coiffes à destination de mondes virtuels. Concevant ce que seront les silhouettes de demain, Romain Gauthier agrémente ses modèles de prothèses, de manchettes à ailettes translucides ou de bijoux imposants et futuristes. En bref, la garde robe à l’ère du Web3 qu’il présente lors de « défilés augmentés » dans lesquels il met en scène sa galerie de muses (ou « M3ses »), comme ce fut notamment le cas lors de la troisième édition du Palais Augmenté. Ses catwalks préférés ? Instagram, Snapchat ou le métavers. Non pas pour promouvoir son art, comme un grand nombre de créateurs, mais bien pour le faire vivre et lui donner du sens.  « Le média Instagram est clairement au centre de ce que je produis », détaille-t-il. Ça vient même directement inspirer ma façon de créer, dans le sens où je pense mes œuvres en vertical, de la même manière qu’un peintre choisirait tel ou tel format pour une de ses toiles. C’est une contrainte, en quelque sorte, mais ce n’est pas pour autant une frustration. » 

©Tribute Brand

Un laboratoire pour le futur de la mode

Utiliser les réseaux sociaux pour expérimenter le corps habillé de demain ? Une tendance dont se saisissent de nombreux créateurs, à l’image de Gala Marija Vrbanic et Filip Vajda, fondateurs de la marque digitale Tribute Brand. Créé en 2020, le label propose des pièces digitales à insérer sur nos propres posts. L’occasion de s’offrir de la haute-couture à moindre coût (69$ pour une robe bustier dramatique, 59$ pour un manteau à la Matrix) et vivre une vie de star… virtuellement ! Un concept inédit qui a déjà séduit l’ex-styliste de Lady Gaga, Nicola Formichetti, ou encore le mannequin et designer Tyrone Dylan qui se sont affichés avec des créations Tribute Brand sur leurs propres canaux. « Avec l’explosion des réseaux  sociaux, tout ce qui concerne les être humains s’est, petit à petit, déplacé vers le virtuel », résument les deux créateurs dans les colonnes de Numéro. Nous étions convaincus que la mode numérique façonnerait l’avenir de l’industrie. Au départ, il était surtout question de l’aspect zéro déchet, mais finalement il n’est pas nécessaire de parler de durabilité pour justifier l’existence de la mode virtuelle. Celle-ci n’est pas une alternative aux vêtements réels, c’est un territoire différent. »

GalaMarijaVrbanicetFilipVajda
« Avec l’explosion des réseaux  sociaux, tout ce qui concerne les être humains s’est, petit à petit, déplacé vers le virtuel. »

Créée sur et pour les réseaux et les espaces virtuels, la marque répond également à des questionnements éthiques soulevés dans le monde physique : imaginer une mode zéro déchet, inclusive, évolutive et abordable, est-ce possible ?  « Nous pensons, à titre personnel, que la mode physique se concentrera davantage sur l’artisanat, la fonctionnalité et la durabilité. Disons que les gens porteront un uniforme dans la vraie vie, et que tout l’aspect purement visuel de la mode, y compris le renouvellement incessant des tendances, se déplacera dans la zone virtuelle. » 

©Inès Alpha

Quand le filtre se substitue au maquillage

À en croire Tribute Brand, la vie virtuelle viendra peu à peu gommer l’importance de la vie physique. Si l’on mangera, respirera ou dormira dans le monde réel, c’est bien en ligne que l’on évoluera. L’occasion de dépasser les complexes liés aux diktats imposés sur les corps ou à sa condition sociale pour se créer un avatar de rêve ? Inès Alpha, digital make-up artiste n’est pas très optimiste : « Admettons que chacun puisse bientôt modifier son apparence à sa guise. À mon avis, on évoluerait moins dans un carnaval du fantastique que du côté d’un défilé un peu rasoir de cyborgs ultra normés, peuplé d’énièmes Kim K et d’archétypes de la masculinité virile. »

Pour elle, les modèles de beauté imposés par les réseaux sociaux ont ruiné nos consciences de nous-même, et ont limité notre imagination en termes de représentations physiques : « Lors de mon adolescence, je me comparais à des stars qui paraissaient si lointaines qu’elles étaient « hors catégorie », ou à quelques camarades que je trouvais plus attractives. C’était évidemment douloureux. Le développement à vitesse grand V des réseaux ont offert une caisse de résonance inouïe à cette souffrance. Aujourd’hui on n’est plus simplement en concurrence avec la voisine de SVT, qui est décidément mieux foutue que vous, non. Vos challengers, c’est le monde entier, non stop : des personnes disposant d’un meilleur ADN, d’une extraction sociale plus aisée, et qui, cerise sur le gâteau, portent des filtres de plus en plus réalistes, pouvant autant « sublimer » la courbe du nez que des mensurations. »

©Johanna Jaskowska

Créer des filtres surréalistes sur Instagram prend alors tout son sens pour l’artiste, qui biaise les algorithmes en imposant des images féériques aux utilisateurs des réseaux pour leur permettre de s’envisager autrement qu’en poupée parfaite : « Je rêve d’un monde où un miroir boosté à l’IA pourrait nous confectionner des maquillages 3D sur-mesure, que l’on observerait chez les uns et les autres en extérieur grâce à des lentilles détectant l’AR. Poulpe, sirènes, Kirby… Chacun pourrait adopter leurs traits grâce au e-makeup, à la manière de ces avatars de jeu vidéo qui endossent leurs skins. » Pour Inès Alpha, cette nouvelle conception de soi ne pourra être rendue possible que par les générations futures : « La génération alpha pourrait bien donner de l’ampleur à l’élan du digital minimalism en actant un grand ras-le-bol du numérique. Exit le fantasme du métavers, l’idéal du masque 2.0 constant, porté par un, voire plusieurs alter ego digitaux… Par un grand mouvement de balance sociétal, nous abandonnerions le système de gratification immédiat – et addictif – des réseaux pour redonner la place belle aux rapports humains. Un modèle no fake qui circonscrirait l’usage du maquillage – 3D, ou pas – à ce qu’il aurait toujours dû être : l’art d’affirmer qu’il l’on est. » 

JohannaJaskowska
« Je ne suis pas sûre que les gens utilisent des filtres parce qu’ils veulent y ressembler dans leur vie de tous les jours. Je pense plutôt qu’ils le font pour se créer une nouvelle identité. »

L’artiste Johanna Jaskowska s’inscrit également dans cette conception, et repousse les limites de la réalité sur les réseaux sociaux. Pour elle, « il y a un vrai dialogue entre le réel et le digital make-up sur les réseaux sociaux ». Cependant, dans un article pour l’ADN : « Je ne suis pas sûre que les gens utilisent des filtres parce qu’ils veulent y ressembler dans leur vie de tous les jours. Je pense plutôt qu’ils le font pour se créer une nouvelle identité. Lorsque vous testez le rouge à lèvres d’une marque en réalité augmentée, je suis persuadée que la teinte que vous essayez est bien plus extravagante que celle que vous portez dans la réalité ! » Celle qui a notamment vendu une robe virtuelle de 9 500$ sur la blockchain permet aux utilisateurs de Snapchat et Instagram de se créer une apparence sur-mesure grâce à la réalité augmentée, et d’échapper ainsi un peu au regard pesant de ses voisins. Avec réussite : ses filtres surréalistes ont déjà séduit des célébrités tels que la chanteuse Grimes ou la top-model Kendall Jenner, qui s’affichent régulièrement sur leurs réseaux sociaux avec ses créations greffées sur le visage. Considérée comme l’une des personnes les plus influentes du monde, la mannequin du clan Kardashian permettra-t-elle, en s’affichant avec des caractéristiques physiques 3D fantastiques, d’encourager le lâcher-prise plutôt que la quête de la perfection humaine ?

©Anne Horel
©Anne Horel

La création d’un monstre

Connue pour ses créatures fantastiques, Anne Horel s’est, elle aussi, emparée des réseaux sociaux pour permettre aux utilisateurs de modifier leur apparence. Créatrice Lens officielle de Snapchat et Effect House Ambassador sur TikTok, la Parisienne s’éloigne complètement de la vraisemblance pour permettre aux usagers de ces deux réseaux sociaux de se grimer en monstre. Avec plus de 130 millions d’impressions sur ses différents canaux, Anne Horel rassemble une armée de créatures grâce à ses filtres inspirés par la mythologie, la spiritualité ou encore la cartomancie, considérant les réseaux comme une galerie géante : « Je suis passée du papier au numérique vers 2008 avec l’avènement des réseaux sociaux. J’avais créé un profil pour mon chat, ce qui m’a servi de point d’entrée dans la création sur Internet et la considération des réseaux sociaux comme un média à part entière », s’amuse-t-elle sur son profil LinkedIn à l’occasion d’un entretien avec la consultante en blockchain et spécialiste de l’art numérique, Carine Asscher

AnneHorel
« Dans les créatures que je conçois avec l’intelligence artificielle, il y a cette dichotomie entre fascination et dégoût. Ces créatures sont à la fois fascinantes et nauséabondes. »

Pourtant, malgré ce que l’on pourrait croire en voyant ses cyclopes et ses masques boursouflés sur les réseaux, Anne Horel a bien conscience des normes de beauté et rend d’ailleurs hommage aux « Contemporary Deities » Beyoncé, Paris Hilton ou (encore elle) Kim Kardashian. « Je me considère comme un archéologue du présent, documentant subjectivement l’époque. Il y a une dimension mythologique dans mon approche, percevant l’époque actuelle comme n’étant pas significativement différente des époques passées en termes d’essence de la création et d’utilisation des images. Je ne suis pas obsédée par la postérité, mais je me demande comment les futurs habitants de la planète interpréteront les images de personnalités contemporaines comme Beyoncé et Taylor Swift. Cette approche a une dimension mythologique, comparant notre époque à celle de nos ancêtres. »

Légère, Anne Horel ? Pas tant que ça… Si l’humour fait bel et bien partie de son travail, ce dernier est au fond bien plus engagé : « Il y a une véritable réflexion sur la mythologie du capitalisme et la destruction systématique de la vie. Cette surconsommation de tout, cette surreprésentation de tout, me fascine et me dégoûte à la fois. Dans les créatures que je conçois avec l’intelligence artificielle, il y a cette dichotomie entre fascination et dégoût. Ces créatures sont à la fois fascinantes et nauséabondes. » Créer sur les réseaux sociaux ne peut définitivement pas être déconnecté de l’histoire de ces médias, et bénéficier d’une aussi grande diffusion pour les artistes ne peut être dénué d’une forme d’engagement. Car, oui, à l’instar de la vie réelle, la vie virtuelle est un lieu de lutte politique dans laquelle l’artiste est l’un des plus grands porte-drapeau.

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