Entre le mall – ces hypercentres commerciaux américains – et le panoptique, l’exposition Total de Martine Syms à Lafayette Anticipations interroge les dispositifs de surveillance. L’artiste à l’ego surexposé en profite pour faire avancer la notion d’autoportrait à l’heure des réseaux sociaux.
Qui ne rêve pas de boire son café dans un mug à l’effigie des Nymphéas de Claude Monet ? Ou d’écrire une carte postale au dos d’un autoportrait de Vincent Van Gogh ? À la sortie de toute exposition, les spectateurs se transforment en consommateurs, invités à acheter des objets utilitaires aux couleurs des œuvres qu’ils viennent de contempler. Martine Syms va plus loin en rompant la séparation entre les espaces dédiés à la contemplation, et ceux consacrés à l’achat. Investissant les trois étages de Lafayette Anticipations, l’Américaine assume la dimension mercantile du musée et les préoccupations économiques de l’artiste. Dès lors, les porte-clefs, les t-shirts et les gourdes ne sont plus à vendre à l’extérieur de l’exposition, mais en son sein.
À une époque où des entreprises se transforment en fondations consacrées à l’art contemporain, Martine Syms inverse la tendance, et convertit la fondation des Galeries Lafayette en mall. Si l’exposition Total enfonce une porte ouverte – celle de l’artiste-commerçant qui anticipe sa mise sur le marché comme le faisaient déjà Andy Warhol avec sa Factory ou Keith Harring avec son Pop Shop -, elle en pousse une autre, plus subtile : s’il entend se vendre correctement, l’artiste contemporain doit pour cela se mettre en scène, donner de lui-même, livrer son intimité en pâture au public vorace. Quitte à ce que cette sur-exposition et cette auto-exploitation ne viennent mettre en danger sa santé mentale.
Menace virtuelle
Pour rentrer dans l’exposition Total, le spectateur est invité à franchir la réplique de l’entrée du studio de l’artiste afro-américaine, géolocalisé à Los Angeles. Plus loin, il est même possible d’observer la reproduction de son bureau. À croire que, oui, définitivement, Martine Syms invite bel et bien dans son intimité, bien que l’hospitalité soit de courte durée. Quelqu’un sonne à la porte. This Is a Studio, diffuse les images de la caméra située à l’entrée de l’atelier de l’artiste, ce soir où un policier ayant reçu un signalement frappe chez elle. Que se passerait-il si elle ouvrait ? Combien de chances pour qu’il prenne la propriétaire des lieux pour une cambrioleuse – à cause de sa couleur de peau ?
À ce stade de la visite, Martine Syms n’est qu’une voix menacée. Quant à notre présence, elle prend une tournure intrusive. Plus loin, l’artiste exacerbe encore ce sentiment d’hostilité ambiante avec son avatar Mythiccbeing. Successivement, cet alter ego en 3D danse et s’énerve, sorte de Syms bipolaire et en plein délire, tandis que la voix de la Californienne en voix off s’engage dans un soliloque finissant par répéter à l’infinie : « Who am I ? Who am I ? Who am I ? ».
Télé-réalité arty
Dans cette même vidéo – intitulée Intro To Threat Modeling, en référence aux processus d’analyse des menaces en cybersécurité -, l’artiste de 36 ans a cette phrase, a priori anodine : « Si c’était une émission de télé-réalité, je serais sans doute la personne qui dirait : “Je ne suis pas ici pour me faire des ami.es !” ». Le propre d’une télé-réalité est de feindre l’authenticité. Se sachant filmés, les candidats performent leur personnalité, sans donner accès à leur être véritable, authentique.
Au second étage de l’exposition, un triptyque d’écrans diffuse des vidéos Tik Tok au sein desquelles Martine Syms se livre sur sa vie privée : de ses débuts à sa première mention dans un magazine, elle raconte tout, y compris ses aléas psychologiques, sa dépression, ses addictions et ses pensées suicidaires en trame de fond. Au bas de chaque vidéo, une légende incite à liker afin d’avoir accès à la suite de l’histoire, plaçant le spectateur face à un nouveau genre d’autoportrait d’artiste, interactif et plus que jamais voyeuriste. A-t-on accès à la sincère tristesse de Martine Syms ? Où met-elle en scène ses sentiments afin d’occuper les réseaux et de nourrir leurs algorithmes ?
La réponse se trouve au troisième étage, où l’on tombe nez-à-nez… avec nous-même. Tout au long de la visite, on pouvait remarquer de discrètes caméras. Dans cette dernière pièce, on découvre que celles-ci nous filmaient depuis le début, tandis que les images captées sont rediffusées sur plusieurs écrans dans ce qui semble être un pôle de surveillance. Martine Syms nous appâte en s’exposant, puis nous piège : tel est vu qui croyait voir. Finalement, l’exposition Total est moins un propos sur les écrans que sur les caméras. Des webcams aux dispositifs de sécurités, notre image est en permanence capturée sans notre consentement. Martine Syms devance cette société de contrôle en explosant son autoportrait dans un kaléidoscope de supports virtuels rendant insaisissable sa réelle identité. Quant à Total, force est de constater que l’exposition ne cesse de nous manipuler, et que les divers selfies que l’on y croise ne sont que les filets tendus par une personnalité qui s’aventure ici sur le champ de la perversion narcissique, suscitant l’empathie pour mieux parvenir à ses fins.
- Total, de Martine Syms, jusqu’au 09.02.2025, Lafayette Anticipations, Paris.