« Total » de Martyne Syms, perversion narcissique à l’heure des réseaux sociaux

« Total » de Martyne Syms, perversion narcissique à l’heure des réseaux sociaux
“This Is A Studio / Aunty”, vidéo digitale, 2022-2023 ©Martine Syms

Entre le mall – ces hypercentres commerciaux américains – et le panoptique, l’exposition Total de Martine Syms à Lafayette Anticipations interroge les dispositifs de surveillance. L’artiste à l’ego surexposé en profite pour faire avancer la notion d’autoportrait à l’heure des réseaux sociaux. 

Qui ne rêve pas de boire son café dans un mug à l’effigie des Nymphéas de Claude Monet ? Ou d’écrire une carte postale au dos d’un autoportrait de Vincent Van Gogh ? À la sortie de toute exposition, les spectateurs se transforment en consommateurs, invités à acheter des objets utilitaires aux couleurs des œuvres qu’ils viennent de contempler. Martine Syms va plus loin en rompant la séparation entre les espaces dédiés à la contemplation, et ceux consacrés à l’achat. Investissant les trois étages de Lafayette Anticipations, l’Américaine assume la dimension mercantile du musée et les préoccupations économiques de l’artiste. Dès lors, les porte-clefs, les t-shirts et les gourdes ne sont plus à vendre à l’extérieur de l’exposition, mais en son sein.

À une époque où des entreprises se transforment en fondations consacrées à l’art contemporain, Martine Syms inverse la tendance, et convertit la fondation des Galeries Lafayette en mall. Si l’exposition Total enfonce une porte ouverte – celle de l’artiste-commerçant qui anticipe sa mise sur le marché comme le faisaient déjà Andy Warhol avec sa Factory ou Keith Harring avec son Pop Shop -, elle en pousse une autre, plus subtile : s’il entend se vendre correctement, l’artiste contemporain doit pour cela se mettre en scène, donner de lui-même, livrer son intimité en pâture au public vorace. Quitte à ce que cette sur-exposition et cette auto-exploitation ne viennent mettre en danger sa santé mentale.

Une chaise posée au centre d'une espace d'exposition devant une succession d'images trouvées sur Internet.
Total, de Martine Syms @Lafayette Anticipations

Menace virtuelle

Pour rentrer dans l’exposition Total, le spectateur est invité à franchir la réplique de l’entrée du studio de l’artiste afro-américaine, géolocalisé à Los Angeles. Plus loin, il est même possible d’observer la reproduction de son bureau. À croire que, oui, définitivement, Martine Syms invite bel et bien dans son intimité, bien que l’hospitalité soit de courte durée. Quelqu’un sonne à la porte. This Is a Studio, diffuse les images de la caméra située à l’entrée de l’atelier de l’artiste, ce soir où un policier ayant reçu un signalement frappe chez elle. Que se passerait-il si elle ouvrait ?  Combien de chances pour qu’il prenne la propriétaire des lieux pour une cambrioleuse – à cause de sa couleur de peau ?

À ce stade de la visite, Martine Syms n’est qu’une voix menacée. Quant à notre présence, elle prend une tournure intrusive. Plus loin, l’artiste exacerbe encore ce sentiment d’hostilité ambiante avec son avatar Mythiccbeing. Successivement, cet alter ego en 3D danse et s’énerve, sorte de Syms bipolaire et en plein délire, tandis que la voix de la Californienne en voix off s’engage dans un soliloque finissant par répéter à l’infinie : « Who am I ? Who am I ? Who am I ? ».

Une salle d'exposition où des chaises ont été placés à travers la pièce, recouverte de graffitis et de marquages au sol.
Total, de Martine Syms ©Aurélien Mole/Lafayette Anticipations

Télé-réalité arty

Dans cette même vidéo – intitulée Intro To Threat Modeling, en référence aux processus d’analyse des menaces en cybersécurité -, l’artiste de 36 ans a cette phrase, a priori anodine : « Si c’était une émission de télé-réalité, je serais sans doute la personne qui dirait : “Je ne suis pas ici pour me faire des ami.es !” ». Le propre d’une télé-réalité est de feindre l’authenticité. Se sachant filmés, les candidats performent leur personnalité, sans donner accès à leur être véritable, authentique.

Au second étage de l’exposition, un triptyque d’écrans diffuse des vidéos Tik Tok au sein desquelles Martine Syms se livre sur sa vie privée : de ses débuts à sa première mention dans un magazine, elle raconte tout, y compris ses aléas psychologiques, sa dépression, ses addictions et ses pensées suicidaires en trame de fond. Au bas de chaque vidéo, une légende incite à liker afin d’avoir accès à la suite de l’histoire, plaçant le spectateur face à un nouveau genre d’autoportrait d’artiste, interactif et plus que jamais voyeuriste. A-t-on accès à la sincère tristesse de Martine Syms ? Où met-elle en scène ses sentiments afin d’occuper les réseaux et de nourrir leurs algorithmes ?

Un comptoir blanc derrière lequel se trouve des étagères à moitié vide.
Total, de Martine Syms @Lafayette Anticipations

La réponse se trouve au troisième étage, où l’on tombe nez-à-nez… avec nous-même. Tout au long de la visite, on pouvait remarquer de discrètes caméras. Dans cette dernière pièce, on découvre que celles-ci nous filmaient depuis le début, tandis que les images captées sont rediffusées sur plusieurs écrans dans ce qui semble être un pôle de surveillance. Martine Syms nous appâte en s’exposant, puis nous piège : tel est vu qui croyait voir. Finalement, l’exposition Total est moins un propos sur les écrans que sur les caméras. Des webcams aux dispositifs de sécurités, notre image est en permanence capturée sans notre consentement. Martine Syms devance cette société de contrôle en explosant son autoportrait dans un kaléidoscope de supports virtuels rendant insaisissable sa réelle identité. Quant à Total, force est de constater que l’exposition ne cesse de nous manipuler, et que les divers selfies que l’on y croise ne sont que les filets tendus par une personnalité qui s’aventure ici sur le champ de la perversion narcissique, suscitant l’empathie pour mieux parvenir à ses fins.

  • Total, de Martine Syms, jusqu’au 09.02.2025, Lafayette Anticipations, Paris.
À lire aussi
L'art de la désobéissance numérique : rencontre avec Jean-Paul Fourmentraux
“Il n’y aura plus de nuit”, 2020 ©Éléonore Weber
L’art de la désobéissance numérique : rencontre avec Jean-Paul Fourmentraux
Socio-anthropologue, critique, et théoricien de l’art français, spécialisé dans la question du rapport entre art, politique et…
12 juillet 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Cécile B. Evans : « Je suis convaincu.e de développer des projets qui réfléchissent notre société »
“What The Heart Wants”, 2016, ©Cécile B. Evans
Cécile B. Evans : « Je suis convaincu.e de développer des projets qui réfléchissent notre société »
Depuis une décennie, Cécile B. Evans navigue entre différents médiums artistiques. Orchestrant un va-et-vient constant entre le…
02 janvier 2024   •  
Écrit par Lucie Guillet
Alexa, OkCupid, mère porteuse… Les étranges expériences de Lauren Lee McCarthy
“I heard TALKING IS DANGEROUS” ©Lauren Lee McCarthy
Alexa, OkCupid, mère porteuse… Les étranges expériences de Lauren Lee McCarthy
Et si Alexa ou Siri n’étaient pas guidées par une intelligence artificielle mais par un être humain, quelle serait votre réaction ? Dans…
02 juillet 2024   •  
Écrit par Adrien Cornelissen

Explorez
INDEX, le laboratoire qui mène ses enquêtes en 3D
Image extraite de l'enquête d'INDEX sur l'éborgnement de Jean-François Martin par un tir de LBD, le 28 avril 2016 à Rennes ©INDEX
INDEX, le laboratoire qui mène ses enquêtes en 3D
Les reconstitutions 3D pourraient-elles jouer un rôle prépondérant dans les enquêtes sensibles ? ONG d’investigation indépendante...
05 novembre 2024   •  
Écrit par Benoit Gaboriaud
Apichatpong Weerasethakul, visions solaires
Apichatpong Weerasethakul ©Supatra Srithongkum and Sutiwat Kumpai
Apichatpong Weerasethakul, visions solaires
Que ce soit à travers le dispositif immersif “Solarium”, un double-écran de verre conçu comme une surface projetée fantasmée, ou sa toute...
30 octobre 2024   •  
Écrit par Laurent Catala
KIKK Festival, les illusions perdurent
“SUB“, de Kurt Hentschläger ©Bruno Klomfar
KIKK Festival, les illusions perdurent
Comment prouver que la création par IA générative ne se résume pas à un vulgaire pomme C pomme V ?...
29 octobre 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Donna Haraway, la science et Cronenberg : les 5 inspirations de Dana-Fiona Armour
Dana-Fiona Amour ©Lucile Boiron
Donna Haraway, la science et Cronenberg : les 5 inspirations de Dana-Fiona Armour
Tout juste récompensée du Sigg Art Prize, Dana-Fiona Armour, 36 ans, livre ici quelques clés afin d'appréhender au mieux une œuvre...
25 octobre 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Nos derniers articles
Voir tous les articles
« Total » de Martyne Syms, perversion narcissique à l’heure des réseaux sociaux
“This Is A Studio / Aunty”, vidéo digitale, 2022-2023 ©Martine Syms
« Total » de Martyne Syms, perversion narcissique à l’heure des réseaux sociaux
Entre le mall - ces hypercentres commerciaux américains - et le panoptique, l’exposition “Total” de Martine Syms à Lafayette...
06 novembre 2024   •  
Écrit par Alexandre Parodi
Premier contact : Mary-Audrey Ramirez en 3 infos essentielles
Portrait de Mary-Audrey Ramirez ©Tamara Lorenz/Martinetz Gallery
Premier contact : Mary-Audrey Ramirez en 3 infos essentielles
Être artiste, c’est permettre la rencontre avec une œuvre, une pensée, un thème, une esthétique. Pour ce faire, il faut d’abord, du côté...
06 novembre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
INDEX, le laboratoire qui mène ses enquêtes en 3D
Image extraite de l'enquête d'INDEX sur l'éborgnement de Jean-François Martin par un tir de LBD, le 28 avril 2016 à Rennes ©INDEX
INDEX, le laboratoire qui mène ses enquêtes en 3D
Les reconstitutions 3D pourraient-elles jouer un rôle prépondérant dans les enquêtes sensibles ? ONG d’investigation indépendante...
05 novembre 2024   •  
Écrit par Benoit Gaboriaud
Maison des Métallos : pourquoi il ne faut pas rater la rétrospective d'Adrien M & Claire B
“Dernière minute” ©Adrien M & Claire B
Maison des Métallos : pourquoi il ne faut pas rater la rétrospective d’Adrien M & Claire B
Alors qu'“En amour” mettait brillamment en scène l'histoire d'un couple qui se délite, voilà que la Maison des Métallos, à Paris, propose...
05 novembre 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard